Est-ce « Naturel ? »

Est-ce « Naturel ? » une enquête du B3I

Est-ce « Naturel ?

Le Bureau d’Investigation des Idées Inexplicables publie son rapport sur les idées selon lesquelles certaines choses seraient « naturelles » et d’autres « non naturelles » voire « contre nature ».

Je vais vous raconter comment je me suis lié d’amitié avec le lieutenant Caulombo et comment j’ai trouvé un emploi, tout ceci en participant indirectement à cette enquête du célèbre détective.

*

Tout a commencé quand, habitant depuis peu le quartier, j’ai croisé pour la dixième fois mes voisins, Mme et M. Untel, qui promenaient leur caniche dénommé Poupoune. Pour le protéger des rigueurs de l’hiver, ce petit chien était attifé d’un pull en laine vert. À chaque promenade, Poupoune s’étrangle en tirant sur sa laisse comme s’il se prenait pour un tracteur en train de remorquer la tour Eiffel. Au fur et à mesure de nos rencontres et de quelques discussions, je me suis rendu compte que les Untel sont des gens tout ce qu’il y a de plus normaux. Ce sont des archétypes de la norme, des références, des étalons, même. Rien ne dépasse de ce qu’il est d’usage de penser, de faire, de dire, de manger…

Aussi comprendrez-vous leur indignation quand ils ont appris dans un magazine que certains, des véganes, donnent des croquettes végétales à leurs chiens et chats.

Ils m’ont invité à boire un café. Nous sommes attablés sous la tonnelle de leur jardin. Monsieur Untel jette le journal sur la table devant mes yeux, tapote l’article d’un index dénonciateur et s’exclame :

— Ces animaux sont des carnivores ! Ce n’est pas naturel !

Apportant tout son soutien à cette déclaration, sa femme hausse les épaules puis les yeux au ciel en branlant la tête de droite à gauche.

— C’est contre nature ! ajoute-t-elle. Les gens sont de plus en plus fous !

C’est l’été. Poupoune n’a pas son pull vert. Sa « maman » lui a fait un petit palmier sur la tête avec un chouchou rouge.

Leur agacement me donne à réfléchir sur la signification même d’« être naturel, ou pas naturel » ou d’« être contre nature ». Je lis l’article en diagonale, je regarde Poupoune et je me dis :

 

Notre espèce a transformé cet animal-là :

Loup

en ces animaux-là :

Chiens

 

Notre espèce a aussi transformé un animal proche de celui-ci :

Chat sauvage

en ces animaux-là :

Chats

 

Sont-ce des animaux naturels ?

 

Ces chiens et ces chats, qui sans nous n’existeraient pas, sont le plus souvent nourris avec des croquettes à base de poissons de mer. Peut-on raisonnablement supposer que les loups et les chats sauvages d’antan pêchaient des poissons dans les profondeurs des océans ? En faisaient-ils ensuite des petites boulettes déshydratées ?

Va-t-il de soi que faire apparaître de nouveaux animaux, par reproduction contrôlée, et les nourrir avec ce que ni eux ni leurs ancêtres n’auraient jamais pu obtenir par eux-mêmes est naturel ?

Heum… j’ai du mal à saisir ce qu’on entend par naturel !

Est-ce que transformer les loups en caniches (parfois avec un petit pull en laine) est naturel ? Les loups tondaient-ils les moutons pour se faire des pulls ? À quel moment transgresse-t-on le plus la nature (si tant est qu’on puisse la transgresser) ? En passant du loup à Poupoune, ou en donnant des croquettes végétales à un chien ? Être ou ne pas être naturel… telle est la question.

Monsieur Untel me tire de mes réflexions :

— Vous allez voir, me dit-il en revenant de sa cuisine.

Immergé dans mes pensées, je n’avais même pas réalisé qu’il avait quitté la table. Il pose une tasse de lait sur la terrasse devant Mimie, la chatte angora, et reprend place à côté de sa femme.

— Elle adore ça, me confie cette dernière en levant sa tasse de café. Vous allez voir.

Il est vrai que Mimie lape sans se faire prier. La regardant faire, je doute fortement que ses ancêtres félins eussent l’habitude de téter les femelles aurochs. Cela me rappelle que le paysan chez qui je vais acheter mes fruits et légumes m’a récemment appris que les chapons de Noël, qui sont des coqs châtrés, sont nourris avec un mélange de céréales et de lait de vache en poudre.

Est-ce naturel de donner du lait de bovin à des chats et des oiseaux ? Décidément, j’ai vraiment du mal à discerner ce qui est naturel de ce qui ne l’est pas.

Ne vous impatientez pas ! Je vais bientôt en parler du lieutenant Caulombo.

D’aucuns se disent que nourrir un chien avec des croquettes végétales est contre nature.

Alors que les mêmes pensent qu’il est naturel de :

– donner du lait de vache aux chats ;

– donner du poisson de haute mer aux chats et aux chiens ;

– faire du fromage…

Ah oui ! Au fait, le fromage, je ne vous en ai pas parlé du fromage. Pour faire du fromage, on solidifie du lait avec de la présure. La présure est principalement composée de deux enzymes, 80 % de chymosine et 20 % de pepsine, qui sont produites dans la quatrième et dernière poche, appelée « caillette », de l’estomac des enfants ruminants ; elle permet à ces derniers de digérer le lait de leur mère, quand les humains ne le leur volent pas. Possédant la propriété d’accélérer le caillage du lait, la présure est utilisée pour transformer celui-ci en fromage. Elle est le plus souvent prélevée dans la caillette des veaux, parfois aussi dans celle des chevreaux ou des agneaux. Important : les enfants ruminants doivent être tués avant leur sevrage, car leur caillette cesse de produire de la présure dès qu’ils n’ont plus besoin de digérer du lait.

En résumé, voici ce que l’on a coutume de faire pour être en mesure de consommer du fromage :

1) Masturber des taureaux pour leur prendre du sperme, comme vous pouvez le voir ci-dessous.

Prélèvement de sperme de taureau

Cette semence est gardée en conserve à -180 °C dans de l’azote liquide. À noter : l’azote liquide n’existe nulle part sur terre à l’état naturel.

2) Enfoncer son bras dans l’anus des vaches et une tige dans leur vagin pour déposer ce sperme dans leur utérus afin de les inséminer.

insemination vache

3) Tuer les enfants dès le plus jeune âge pour utiliser leur caillette et s’emparer du lait que les mères produisent à leur intention.

Veau

Notre belle doxa considère que tout cela est naturel.

Mais est-ce moral de donner des croquettes végétales à un chien ? J’ai déjà entendu cette question en diverses circonstances ; souvent, elle est prononcée avec des sourcils froncés et sur un petit air entendu laissant supposer que la réponse est évidemment : « non ». Rien ne saurait être davantage « contre nature » !

J’ai un doute. Manger du fromage est-il vraiment beaucoup plus « naturel » que de nourrir un chien avec des croquettes végétales ? Au sujet du fromage, ajoutons que des vaches ont été nourries avec de la farine animale (ce qui a conduit au scandale de la vache folle ; pas parce que c’était de la farine animale, à cause du prion) ; personne ne se demandait alors si c’était naturel de rendre les vaches carnivores.

Je reprends ici mon énumération de choses considérées comme naturelles :

– donner du lait de vache aux chats ;

– donner du poisson de haute mer aux chats et aux chiens ;

– masturber des taureaux et conserver leur sperme dans de l’azote liquide (qui rappelons-le n’existe pas à l’état naturel) ;

– sodomiser des vaches avec le bras ;

– rendre les vaches carnivores ;

– transformer les loups en caniches, chihuahuas, ou autres, et les vêtir avec des poils de moutons ;

– arracher les testicules aux coqs et les nourrir avec du lait de vache ;

– transformer les sangliers en cochons, puis couper ces derniers en tout petits morceaux pour les enfourner dans leurs propres boyaux ;

– gaver des canards pour ingérer leur foie malade ;

– au cirque, faire sauter des fauves dans un cercle de feu, ou faire pédaler des ours sur un vélo ;

– enfermer des dauphins dans une piscine pour les contraindre à faire tourner des ballons sur leur nez ;

– consommer du lait de vache ou de chèvre quand on est un être humain ;

– etc.

Toutes ces sortes de choses sont naturelles et de bon aloi. Alors que donner des croquettes végétales à un Poupoune… Houlala ! ce serait une forfaiture contre nature !

Mais oui ! Mais oui ! Je vais vous parler du lieutenant Caulombo ! J’y arrive justement.

Complètement largué par cette notion de « nature », je prends aimablement congé de mes hôtes et je rentre chez moi. J’ai dans l’idée de demander de l’aide au lieutenant Caulombo. Il n’habite pas très loin de chez moi.

Nous nous sommes croisés quelques fois et il m’a toujours salué avec un aimable sourire. Cela m’encourage à prendre contact avec lui.

Vous devez savoir qu’après avoir exercé longtemps pour la criminelle, le lieutenant Caulombo est à présent employé par le Bureau d’Investigation des Idées Inexplicables, dont le sigle est BIII (couramment appelé B3I), qu’il a lui-même contribué à fonder.

Comme il demeure à quelques pâtés de maisons de chez moi, je décide d’aller sonner à sa porte. Il doit être chez lui, car sa vieille Peugeot grise est garée sous les tilleuls devant sa maison. J’appuie sur la sonnette. Trois secondes plus tard, c’est lui qui ouvre :

— Monsieur Peter Faulk ! s’exclame-t-il. Bonjour !

Je suis très surpris qu’il ait retenu mon nom et j’en suis très flatté.

— Bonjour Lieutenant Caulombo ! Je voudrais vous parler de quelque chose qui me préoccupe. Auriez-vous un peu de temps à me consacrer ?

— Bien sûr, je vous écoute. Flânons un peu dans le lotissement, vous m’expliquerez tout.

Tandis que nous marchons calmement, je lui raconte tout au sujet de ce qui me préoccupe. Je n’oublie rien : Poupoune, Mimie, les croquettes contre nature, alors que le fromage… Apparemment très intéressé par le sujet, il se touche de temps en temps le front ou la tête et prend des notes sur son calepin. Notre discussion prend cependant fin au bout d’une demi-heure, car il doit interroger quelqu’un pour une autre affaire. S’engageant à réfléchir à la mienne et à passer me voir demain dès que possible, il prend congé de moi sur cette promesse.

*

Ma nuit est très agitée ; je rêve que Poupoune voyage dans le temps, avec son pull vert et son chouchou sur la tête. Accompagné par deux amis, un basset teckel et un chihuahua, il se retrouve dans un très lointain passé. Tous les trois expliquent à une meute de loups que dans le futur une écrasante majorité de leurs descendants leur ressembleront et qu’ils feraient bien, d’ores et déjà, de s’entraîner à manger des poissons des profondeurs océaniques déshydratés.

*

Le lendemain en début d’après-midi, le lieutenant Caulombo est chez moi. Nous sommes attablés dans le jardin à l’ombre de mon sycomore.

Le célèbre détective me regarde avec son célèbre sourire mystérieux puis se met à fouiller dans toutes les poches de son célèbre imperméable pour en sortir son célèbre calepin. Il le consulte à bout de bras, car il est visiblement presbyte.

— J’ai pris des notes, me dit-il.

— Oui ?

J’ouvre mes oreilles comme un hippopotame ouvre la bouche quand il bâille.

— Voyons, voyons… Où ai-je écrit ça ?… Ma femme me dit souvent que je vais finir par me perdre dans ce carnet et qu’on ne me retrouvera jamais… Ah, voilà ! j’ai trouvé. J’ai noté deux usages principaux différents du mot « nature ». Car tout vient de là, n’est-ce pas ? Si nous voulons comprendre ce que signifie « naturel » ou « contre nature » nous devons bien connaître le mot nature.

— Certes ! acquiesçai-je. Je ne sais pas pour vous, mais pour moi, ça ne va pas de soi.

— Je vais vous dire ce que j’ai pu comprendre à ce stade. J’ai trouvé ça dans l’encyclopédie de ma femme. Vous savez, ma femme a une encyclopédie… Mais bon ! je ne sais pas pourquoi je vous dis ça. Venons-en aux faits. Donc, je vous parlais de deux significations.

Il baisse son carnet pour me regarder :

— Je vous écoute.

— Premièrement : dans son usage le plus courant, ce mot désigne les paysages qui nous entourent. Les arbres, les prés, les fleurs, les lacs, les montagnes, les cours d’eau, les mers… tout ce genre de choses. Il est très probable que les arbres, les prés, les fleurs, les lacs, les montagnes, les cours d’eau, les mers… se moquent éperdument de ce qu’on donne à manger aux chiens et aux chats. Ce n’est donc pas cette nature-là que nous offensons par ce choix alimentaire pour nos animaux. Pas vrai ?

J’opine franchement d’une mimique explicite. Il tourne une page de son carnet, lit quelques secondes et poursuit :

— Pour synthétiser cette acception, dans un sens moins bucolique, le mot nature veut dire : tout sauf nous. Nous les êtres humains, et ce qui vient de nous. Nous ne faisons donc pas partie de la nature. Par exemple, un barrage construit par nous n’est pas naturel alors qu’un barrage construit par des castors est naturel. Une maison ou une ville ce n’est pas naturel, alors qu’un terrier, un nid ou une termitière c’est naturel. Vous me suivez ?

— Parfaitement, Lieutenant.

— Donc, dans ce cas, par définition, tout ce que nous faisons, de quelque manière que nous le fassions, n’est pas naturel. Qu’importe ce que nous pourrions donner aux chiens et aux chats, ce ne serait pas naturel, car le simple fait de leur donner à manger n’est déjà pas naturel, puisqu’il s’agit d’une intervention humaine.

Il se tait un moment comme pour s’assurer que je l’écoute.

— Vous avez toute mon attention, Lieutenant.

— Je vais parler de la deuxième signification à présent. Vous allez voir qu’elle est en contradiction avec la première puisque celle-ci nous inclut. Scientifiquement, « nature » est un synonyme de « Univers ». C’est-à-dire que ce mot désigne le grand tout. On parle, par exemple des quatre forces fondamentales de la nature, ou des lois de la nature. Bien sûr, il ne s’agit pas, comme dans la législation humaine, de lois auxquelles nous devons obéir, mais de lois auxquelles nous ne pouvons pas désobéir. Rien dans tout l’Univers n’est capable de se soustraire aux lois de la nature. Il serait donc ridicule d’imaginer que la nature pourrait nous désapprouver en cas de désobéissance, puisque nous sommes incapables d’enfreindre ses lois. Pas plus qu’un caillou n’est capable de tomber vers le haut pour faire la forte tête. Comme les cailloux, nous sommes des produits de la nature soumis à ses lois. Donc, dans ce cas, par définition, tout ce que nous faisons, de quelque manière que nous le fassions, est forcément naturel. Même donner des croquettes végétales aux chiens et aux chats.

— D’accord, Lieutenant. Ce n’est donc encore pas cette nature-là que nous offensons en donnant telles ou telles croquettes à nos animaux de compagnie.

— Nous sommes d’accord ! Ce n’est pas cette nature-là non plus.

Déçu, je demande :

— Mais alors ? Que veut dire « ce n’est pas naturel » et « c’est contre nature » dans le cas des croquettes ?

Il tire une bouffée ou deux sur son cigare en se grattant la tête. Puis un œil à moitié fermé à cause de la fumée, il me fixe un moment, tourne une page de son carnet et demande :

— Avez-vous du feu, s’il vous plaît ? Mon cigare est en train de s’éteindre.

— Bien sûr, Lieutenant.

Je vais chercher un briquet dans la maison et je reviens lui donner du feu. Il aspire calmement deux bouffées, me regarde d’un air énigmatique, tourne une page de son carnet et déclare :

— On est bien dans ce quartier, pas vrai ?

— Oui, oui… J’y suis bien.

— C’est ma femme qui a eu l’idée d’habiter ici. Elle a beaucoup insisté. Finalement, je ne le regrette pas.

Prenant conscience que je suis étonné par son brusque changement de propos, il reprend :

— Penchons-nous à présent sur l’expression « contre nature ». Elle donne à penser que la nature possède une volonté et que si nous agissons contre son bon vouloir nous risquons de la contrarier ; certains redoutent même d’être punis d’une certaine manière. Il est pourtant facile de trouver un exemple, parmi tant d’autres, ou c’est une très bonne idée de s’opposer à la nature. Une des quatre forces fondamentales de la nature, l’attraction universelle, appelée aussi gravitation, fait que nous tombons en chute libre dès qu’il n’y a plus de support sous nos pieds. Nous connaissons un moyen efficace de nous opposer à l’effet de cette force en cas de chute justement. Il s’appelle le parachute. On pourrait dire que ce dispositif est contre nature. La nature n’a pourtant jamais puni un parachutiste d’utiliser un parachute qui « désobéit » à l’effet de la force d’attraction universelle ; elle n’a pas non plus récompensé quelqu’un pour avoir sauté sans parachute ; les conséquences d’une telle imprudence semblent même prouver l’inverse. Il est très difficile d’imaginer une action susceptible de déchaîner le courroux de la nature, car celle-ci n’a pas plus de pensée qu’un caillou. Si vous jetez un caillou en l’air, bien à la verticale, il vous retombera sur la tête, mais pas parce que vous avez agi d’une manière contre-caillou, car le caillou s’en moque qu’on le lance comme ceci ou comme cela. Simple caillou qu’il est, il n’a aucune intention. Pour la nature, c’est la même chose : son comportement lui est imposé par ce que nous appelons ses lois.

— Si j’ai bien suivi, Lieutenant, l’expression « contre nature » n’a pas plus de sens que l’expression « contre cailloux ».

— À ce stade de mon enquête, c’est ce que j’en conclus, en effet. Pour poursuivre mes investigations, rencontrer vos voisins me serait sans doute utile. J’ai quelques questions à leur poser, parce qu’il y a quelques détails qui me tracassent. Et, moi, vous savez… quand quelque chose me tracasse, ça me tourne dans la tête, ça ne s’arrête plus. Ma femme le voit bien d’ailleurs, quand quelque chose me tracasse.

— Je vais faire tout ce que je peux pour que vous puissiez les rencontrer au plus tôt, Lieutenant.

*

J’ai organisé la rencontre. Le lendemain, en début d’après-midi, Caulombo arrive dans son éternel imperméable au volant de son atemporelle Peugeot grise qu’il gare sous les tilleuls du parking. Je vais à sa rencontre. Aussi ébouriffé que d’habitude, il sort de son vaillant véhicule dont la porte grince en se refermant. Nous nous serrons chaleureusement la main.

— Bonjour, Lieutenant ! Venez, ils vous attendent.

— Bonjour, monsieur Faulk ! Je vous suis.

Les Untel nous accueillent poliment, mais un peu guindés.

— Bonjour, m’sieur dame ! Je suis le lieutenant Caulombo, détective d’investigation des idées inexplicables.

— Entrez, Lieutenant, entrez ! s’exclame, M. Untel.

*

Nous sommes sur la terrasse du couple qui subvient aux besoins de Poupoune. Devant nous s’étend une pelouse surveillée par quelques nains de jardin.

— Ah, si ma femme voyait ça ! s’exclame le lieutenant en montrant une petite fontaine qui fait entendre un léger bruit d’eau. Elle adore ce genre de choses, ma femme.

Les Untel semblent flattés. Nous nous asseyons tous autour de la table sauf le lieutenant qui pose son séant sur un gros escargot en béton qui décore la terrasse. Avisant l’expression de surprise des Untel, il se relève aussitôt et présente ses excuses.

— Oh, pardon ! Je suis désolé.

Pendant que nos hôtes lui assurent qu’il n’y a aucun mal, il fouille dans toutes les poches de son imperméable. La fumée de son cigare coincé au bord des lèvres le fait grimacer. Il finit par trouver son calepin qu’il commence à consulter en s’asseyant, comme nous, sur une chaise près de la table.

— Voilà, dit-il. Non… Ce n’est pas ça… ça c’est la liste des commissions que ma femme m’a confiée… attendez… Je vais trouver… Ah ! Voilà ! Je voulais vous poser une question, m’sieur dame ! Il s’agit de quelque chose qui me turlupine… vous savez, moi, quand quelque chose me turlupine…

Les Untel font montre de leurs dispositions à répondre par une expression faciale explicitement ouverte et aimable, mais l’arrivée du caniche distrait le lieutenant :

— Ah ! mais… ce doit être Poupoune, n’est-ce pas ?

Après quelques échanges de paroles diverses au sujet de ce lointain descendant de ce qui fut des loups, la conversation en rapport avec le but de cette rencontre reprend et le lieutenant commence à poser ses questions :

— Que pensez-vous de ce qui est naturel ? Par exemple les produits naturels, les cosmétiques, la nourriture, la médecine naturelle, les engrais naturels, tout ce genre de choses, quoi.

Nos hôtes disent tout le bien qu’ils pensent de tous les produits naturels et fustigent tout ce qui est chimique.

Le lieutenant tourne quelques pages de son calepin et dit :

— Vous semblez opposer la nature à la chimie. N’est-ce pas ?

— Ah, ça oui ! s’exclame le couple d’une seule voix.

Dans une attitude de grande réflexion, le détective lève sa main droite pour poser son index sur son front plissé et son pouce sur sa tempe.

— Eh, bien… Ce qui me tracasse, voyez-vous, c’est que… Je ne suis pas un scientifique, mais j’ai beaucoup consulté l’encyclopédie de ma femme. Et je suis certain d’avoir appris que dans la nature, il n’existe aucun corps, aucune substance, aucune matière qui ne soit pas chimique. Les plantes, l’air que nous respirons, votre cher Poupoune, nous-mêmes, tous les animaux du monde, la planète toute entière et tous les astres du cosmos. Tout cela est chimique. L’Univers tout entier est chimique. L’eau la plus pure est chimique : H₂O, n’est-ce pas ? Donc, comment faites-vous une différence entre un produit dit naturel et un autre dit chimique, puisqu’en fin de compte tous les deux sont chimiques ? Si vous pouviez apporter une réponse à cette question, vous m’aideriez beaucoup dans mon enquête.

Les Untel semblent embarrassés. Le lieutenant consulte son calepin, les regarde, consulte encore son calepin, puis ajoute :

— Non, décidément, je ne comprends pas. Je ne suis pas scientifique, comme je vous l’ai dit, mais quand vous me dites « un produit naturel ou chimique », c’est un peu comme si vous me disiez un bruit « naturel ou sonore ».

Je viens au secours des Untel qui semblent ne pas savoir comment s’en sortir :

— Peut-être que par « chimique », ils veulent dire : fait par les humains. Et par « naturel » qui n’est pas fait par les humains.

— Oui, bien sûr ! s’écrie le maître de Poupoune. C’est ça.

— Évidemment, c’est ce que nous voulons dire ! confirme sa femme.

Le lieutenant opine du chef :

— Comme ça, je comprends mieux… Merci.

Nos hôtes sont visiblement soulagés, mais le détective semble toujours très préoccupé :

— Je comprends beaucoup mieux. Vous n’opposez donc pas la nature à la chimie, mais ce qui existe sans notre intervention à ce que notre intervention transforme ou fait exister. N’est-ce pas ?

Manifestement un peu perdus, les Untel acquiescent de moyenne grâce. L’homme à l’imperméable permanent reprend :

— Je comprends beaucoup mieux, en effet, mais j’ai un autre problème du coup. Quelque chose d’autre me tracasse.

Il se touche le front, comme s’il pouvait à travers son crâne tâter ses pensées pour les retrouver.

— Quoi donc, Lieutenant ? s’enquiert Mme Untel.

— Eh bien… Si je ne me trompe pas… Le sida, la malaria, la pneumonie, la syphilis, la tuberculose, la salmonellose, la peste, la rage, le choléra, la maladie de Lyme, toutes les hépatites… toutes les maladies infectieuses sont d’origine naturelle. Tous les champignons mortels comme l’amanite phalloïde, les baies toxiques, les nombreux végétaux vénéneux, les tiques, les poux, tous les parasites en général, les mycoses, la gale… sont des œuvres de la nature. La prédation. Les cyclones, les tempêtes, les tsunamis, les grandes sécheresses et les inondations, les tremblements de terre… toutes les catastrophes naturelles sont par définition naturelles.

Le lieutenant observe le couple en affichant l’expression sincère de quelqu’un qui essaie de résoudre un problème qui le travaille. Il boit sa tasse de café d’un seul coup et la repose sur la table :

— Serait-ce abusé de vous en demander encore un peu, s’il vous plaît ? J’ai très mal dormi cette nuit, voyez-vous, avec toutes ces questions qui me hantent.

Monsieur Untel dit qu’il n’y a pas de mal puis se précipite dans la cuisine et revient avec la cafetière pour servir le détective.

— Merci beaucoup, Monsieur Untel ! Votre café est délicieux. Si tout ce qui existe à l’état naturel est vraiment mieux que tout ce qui est dû à notre intervention, vous préféreriez la rage au vaccin contre la rage, la grêle au confortable abri de votre maison. Vous aimeriez mieux grelotter que vous chauffer, subir la fièvre que de prendre un fébrifuge. Pour résumer, vous partiriez nu dans la campagne ou dans une jungle quelconque pour y vivre comme un lapin, un singe ou n’importe quel animal sauvage. Vous pourriez éventuellement cultiver un peu de terre, à condition toutefois de la creuser et la retourner avec les mains, car les outils de métal que vous connaissez ne sont pas naturels, puisqu’ils sont de fabrication humaine.

Les Untel conviennent que tout ce qui est naturel n’est pas forcément bienfaisant et que tout ce qui vient de l’être humain n’est pas nécessairement inquiétant ou dangereux. L’homme à l’imperméable antédiluvien conclut :

— Nous devons donc convenir que dire de quelque chose que c’est naturel pour sous-entendre que c’est meilleur ou sans danger n’a aucun sens et que la mention « naturel » n’est qu’un argument marketing, sans aucune réelle signification. Je vais donc inscrire cette idée dans la liste des idées inexplicables du B3I. Je vous remercie pour l’aide que vous m’avez apportée, m’sieur dame. Croyez bien que je ne manquerai pas de parler de votre aimable assistance à mes supérieurs.

Le détective se lève :

— Je dois vous laisser à présent. Au revoir et encore merci beaucoup, Madame et Messieurs.

Les Untel exhibent la tête de quelqu’un qui serait partagé entre deux sentiments : d’un côté, la fierté d’avoir contribué à une enquête du B3I, de l’autre, l’embarras de devoir remettre certaines de leurs idées en question.

— On ne vous chasse pas ! dit la « maman » de Poupoune.

— Sûr que non ! ajoute son mari.

Mais le lieutenant est déjà dans le couloir, prêt à sortir. Monsieur Untel s’apprête à aller lui ouvrir la porte, mais l’enquêteur revient avec deux doigts sur le front :

— Oh ! s’exclame-t-il. J’allais oublier ! J’ai une dernière question.

Le couple l’encourage à la poser.

— C’est une question personnelle, prévient-il. Que pensez-vous de l’alimentation dite naturelle ?

Pour ce qui est de la nourriture, les deux époux assurent que le naturel est certainement mieux.

— Par exemple ? demande l’homme à la 403 grise héroïque.

— Je ne sais pas, moi… les fruits et les légumes, par exemple. Le plus naturel possible, c’est mieux, assure Mme Untel.

— Le plus naturel possible… voulez-vous dire des végétaux sauvages, par exemple ?

— C’est sans doute ce qu’il y aurait de mieux, oui.

— Ça alors ! Quelle coïncidence ! Figurez-vous que ma femme se passionne pour l’origine des fruits et légumes. Je vais vous montrer quelque chose.

Le lieutenant passe au peigne fin toutes les poches de son imperméable :

— Où ai-je mis ça encore ?… Ah, voilà !

Il pose une photo sur la table :

Veau

Qui de vous pourra me dire ce qu’est cette chose ? C’est ma femme qui m’a mis au défi de le deviner. J’avoue que je me suis longtemps creusé la tête avant qu’elle ne me donne la solution parce qu’en fait je ne trouvais pas. Alors, serez-vous meilleur que moi ?

— Une sorte de racine visiblement, dit M. Untel.

— Une espèce de drôle de navet difforme ? propose sa femme.

Plutôt que de dire une énormité, je préfère questionner :

— Ça se mange ?

— Ceci est une carotte sauvage, m’sieur dame.

*

À la fin de son enquête le lieutenant Caulombo a rédigé son rapport pour le B3I. Et… vous savez quoi ?

J’ai eu l’honneur et la joie d’être embauché par l’administration pour l’assister dans ses enquêtes et la rédaction des rapports.

Bureau d’investigation des idées inexplicables

Détective d’investigation : Lieutenant Caulombo

Assistant rédacteur : Peter Faulk

Enquête sur les idées véhiculées par l’emploi des termes « naturel, contre nature, et chimique ».

• « C’est naturel » ou « C’est chimique »

Ce produit est chimique alors que celui-ci est naturel n’a aucun sens, car il n’existe rien de matériel dans l’Univers qui ne soit pas chimique.

(Définition Larousse du mot chimie : « Partie des sciences physiques qui étudie la constitution atomique et moléculaire de la matière et les interactions spécifiques de ses constituants. »)

En conséquence, dire d’un produit qu’il est chimique est aussi utile que de préciser qu’un son est acoustique.

Conclusion : « L’idée qu’une substance, dite naturelle, puisse ne pas être chimique » est une idée inexplicable.

• « C’est naturel » ou « Ce n’est pas naturel »

Préciser qu’un produit est « naturel » pour sous-entendre qu’il est de meilleure qualité ou qu’il est sans danger n’a aucune signification. Il s’agit la plupart du temps d’un pseudo-argument purement commercial. Condamner quoi que ce soit, au seul motif que ce n’est pas naturel, n’a aucun sens, puisque ce qui existe hors de toute intervention humaine n’est pas systématiquement bon. En effet, s’il est indéniable que certaines actions humaines sont nuisibles, funestes et condamnables, il demeure toujours vrai que nombre de choses indésirables existent hors de notre responsabilité.

Conclusion : l’idée que quelque chose de naturel est forcément meilleur que quelque chose d’artificiel est une idée inexplicable.

• « C’est contre nature »

Si on utilise le mot nature pour signifier : tout ce qui existe sauf ce qui a un rapport avec l’être humain (Définition Larousse : « Ensemble des principes, des forces, en particulier de la vie, par opposition à l’action de l’homme »), toutes nos actions sont par définition « contre nature ».

Si on utilise le mot nature pour signifier : tout ce qui existe, y compris l’être humain (Définition Larousse : « Le monde physique, l’Univers, l’ensemble des choses et des êtres, la réalité »), dans ce cas, aucune de nos actions n’est par définition « contre nature » puisque nous sommes des produits de la nature.

Conclusion : « être contre nature » est une idée inexplicable.

 

*

Voici donc comment j’ai eu la chance de faire la connaissance du célèbre détective et de trouver un emploi au B3I.

En réalisant que donner des croquettes végétales à un chien est pour beaucoup « contre nature », alors que manger du fromage est pour les mêmes « naturel », je finis par me demander si « contre nature » n’est pas tout simplement employé pour dire : « contre mes habitudes » « contre les idées préconçues du moment » tout simplement : « contre la doxa ».

 

Appel à la nature

Dire d’une chose qu’elle est « naturelle » pour sous-entendre qu’elle est bonne est un argument fallacieux bien connu depuis longtemps en rhétorique. Ce sophisme porte le nom d’« Appel à la nature » (en latin argumentum ad naturam). Cette manœuvre rhétorique est très utilisée en marketing.

Compléments

Pour apprendre à masturber « naturellement » un taureau, je n’ai pas cherché de lien. Je suppose qu’un costume de vache pour l’aguicher est recommandé (reste à se protéger avec un pantalon blindé, et un slip en tôle, on ne sait jamais avec la nature).

Pour apprendre à tuer les enfants bovins, leur ouvrir le ventre et s’emparer de leur caillette, je n’ai pas cherché d’infos non plus. Pas très motivé…

 

 

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Spécisme

Spécisme

 

 Spécisme. Pawel Kuczynski

Illustration : Pawel Kuczynski

 

Version simple

1) Le spécisme c’est l’idée suivante :

Les êtres humains sont tellement supérieurs à tous les autres animaux que l’on peut radicalement diviser les vivants en deux parties : nous, presque des dieux, et les autres, quasiment des objets. Nous sommes si grands que comparativement à nous, il n’y a aucune différence notable entre un grand singe et un pou. Oubliant que nous en sommes aussi, nous fourrons tous les autres dans un même sac ; celui de la catégorie : « animaux ».

2) Le spécisme c’est aussi d’avoir des chouchous :

• On a martyrisé un chat ou un chien :

— Salauds ! Faut leur faire la même chose ! C’est révoltant ! La prison ! À mort !

• On arrache un agneau à sa mère pour l’égorger et l’ingérer :

— C’est trop bon, l’agneau !

• On torture des canards ou des oies pour dévorer leur gros foie malade :

— Lol ! C’est bon le foie gras.

Pour résumer :

• Si on tue un chien ou un chat, on est un psychopathe.

• Si on tue un agneau, un veau, un cochon, un mouton… on est tout à fait normal, puisque c’est même un métier.

• Si on ne veut rien tuer, on est un extrémiste.

 

L’antispécisme consiste à réviser ces deux conceptions.

1) Il n’y a pas de différence aussi radicale entre les êtres humains et les autres animaux. Car nous sommes aussi des animaux. Nous ne sommes pas des dieux éthérés par rapport à eux. Nous sommes comme eux de la chair et des os, nous faisons pipi et caca comme eux…

2) Il n’est pas juste de discriminer sur le critère de l’espèce.

Non, l’antispécisme ne prétend pas que la vie d’un pou et la vie d’un être humain ont la même valeur.

Non, l’antispécisme n’envisage pas de donner le droit de vote aux limaces et le permis de conduire aux girafes.

Non, l’antispécisme ne recommande pas de se laisser sucer le sang par les moustiques.

L’antispécisme prétend seulement que tous les animaux ont le droit de disposer librement de leur vie, qu’aucun ne devrait être exploité, torturé, gardé captif ou contraint de faire quoi que ce soit pour nous servir.

C’est tout.

 

Version développée

C’est en 1970, dans une brochure peu diffusée, que Richard Ryder a créé le mot « spécisme » par analogie avec les mots « racisme » et « sexisme ».

Le terme a été popularisé par le philosophe utilitariste australien Peter Singer. Dans son ouvrage fondateur La Libération animale, celui-ci confirme qu’il doit ce mot à Richard Ryder1. Le spécisme est consubstantiel au racisme et au sexisme. Tous trois sont en effet de la même essence ; tout comme le racisme est une discrimination selon la « race » et comme le sexisme est une discrimination selon le sexe, le spécisme est une discrimination selon l’espèce. Au substantif « spécisme » correspond l’adjectif « spéciste ». Ces deux mots entraînant « antispécisme » et « antispéciste ». En France, Cahiers antispécistes est une revue fondée en 1991 dont le but est de remettre en cause le spécisme et d’explorer les implications scientifiques, culturelles et politiques d’un tel projet.

On peut distinguer deux faces de l’idéologie spéciste. Je les appellerai : « le spécisme recto » et « le spécisme verso ».

Peter Singer

Peter Singer

 

Spécisme recto, l’espèce élue

 

L’une des manifestations du spécisme crée arbitrairement une frontière distincte entre les humains et les non-humains pour placer les humains bien au-dessus de toutes les autres formes de vie. Cette conviction va parfois très loin : j’ai entendu une personne me maintenir que Dieu avait créé l’Univers tout entier pour l’homme. Selon cette croyance, nous serions donc l’espèce élue.

Cette face du spécisme place donc l’humain d’un côté d’une frontière imaginaire et toutes les autres créatures de l’autre. Cette séparation arbitraire range dans le même sac tous les non-humains, des grands singes aux acariens en passant par les limaces, sous le substantif : « animaux ». D’un côté l’humain donc, de l’autre les animaux. C’est aussi simple que cela. D’après l’humain, l’humain est tellement supérieur que comparativement à lui, il n’y a aucune différence notable entre un gorille et un pou. Un peu comme par rapport à la hauteur de la tour Eiffel, il n’y a pas de différence notable entre la taille d’une souris et d’une fourmi. Il se trouve pourtant que, au moins depuis Charles Darwin, on sait que l’homme est un animal comme les autres. Dans la complexité des êtres, des simples virus aux plus évolués, il y a en effet une progression continue, et non une séparation franche laissant supposer que nous sommes d’une essence spéciale et suprême. Nous verrons plus loin qu’en plus rien ne permet vraiment de dire que nous sommes tout en haut de ce continuum d’évolution. Quoi qu’il en soit, entre les humains et les autres espèces, il n’y a aucune différence de nature, il peut seulement y avoir une différence de degré.

La surestimation de l’homme par l’homme, cette estime hypertrophiée qu’il a de lui-même, a reçu plusieurs leçons à travers l’histoire. L’humain pensait qu’il était au centre de l’Univers et que ce dernier tournait autour de lui. Un jour, Copernic, appuyé plus tard par Galilée, a démontré que notre monde tournait autour du Soleil. Nous avons plus tard pris acte que notre étoile, le Soleil, n’est qu’une étoile de taille assez réduite parmi deux cents milliards d’autres étoiles dans notre seule galaxie, la Voie lactée. Et, que non ! Non, encore une fois, le Soleil ne se trouve pas au centre de cette dernière, mais à un endroit tout à fait quelconque de celle-ci, situé approximativement à égale distance du bord et du centre.

Mais ces leçons n’ont guère entamé la solide inclination des hommes à se tenir exagérément en haute estime et ce manque manifeste d’humilité n’est évidemment pas sans conséquence pour les non-humains.

Le spécisme recto est un enfant de l’humanisme, ou du moins d’une des deux faces de l’humanisme. L’humanisme en effet comprend deux faces, lui aussi. L’une d’elles ne peut que remporter notre totale adhésion ; celle qui défend les droits de l’homme et qui prêche l’égalité entre eux tous. L’autre donne des fondations au spécisme, car elle place l’humain au centre de tout, lui accordant tous les droits sur tout ce qui l’entoure. Ne rentre en considération que ce qui sert ou dessert les intérêts humains. Même quand nous sommes responsables des pires désastres écologiques, ce sont encore les conséquences pour l’homme qui nous préoccupent. Ce que nous faisons subir aux habitants non-humains de ce monde nous importe seulement si cela a des répercussions pour nous. Si nous exterminons tous les poissons, nous ne pouvons plus en pêcher, voilà la seule chose qui nous alarme. Voilà l’homme qui se met au centre de tout, qui en est très fier et qui appelle ça l’humanisme !

Afin de contourner l’usage courant des termes « les humains » et « les animaux », j’écrirai souvent « les humains » et les « non-humains », étant entendu que tous sont des animaux. Quand je mettrai le terme « animal » en italique, ce sera pour faire comprendre que je l’emploie dans son sens archaïque, malheureusement encore le plus connu actuellement, c’est-à-dire « non-humain ».

 

Spécisme verso, nos chouchous

 

La deuxième face du spécisme fait que les égards que nous avons pour certaines créatures sont différents de ceux que nous avons pour d’autres, du seul fait qu’elles n’appartiennent pas à la même espèce. Nous avons des chouchous ! Par exemple, en France, notre société a arbitrairement admis que les chiens et les chats sont des non-humains de compagnie et, qu’à ce titre, ils méritent toutes les considérations.

Prenons l’exemple de Mme et M. Untel qui sont des Français ordinaires. Nous imaginons aisément combien ils seraient scandalisés d’apprendre que leur voisin a égorgé son chien pour en faire du boudin, du saucisson et autres préparations destinées à être mangées. En seraient-ils aussi émus s’il s’agissait d’un cochon ?

Mme et M. Untel ont des têtes empaillées de chamois, de bouquetins, de cerfs ou autres créatures accrochées à des murs. Ils n’en sont pas peu fiers. Ces braves personnes seraient pourtant les premières à hurler à l’horreur si vous les invitiez chez vous pour leur montrer une collection de têtes de chiens et de chats sur vos propres murs. Ils vous considéreraient comme un sinistre fou qu’il faut enfermer de toute urgence.

Pour Mme et M. Untel, les chats et les chiens sont des chouchous qui méritent bons soins et caresses tandis que d’autres espèces n’ont droit qu’à des coups de fourchette ou de fusil. Si vous leur demandez comment cela se fait, ils seront bien embêtés pour vous répondre, car ils ne le savent pas. Ils ne se sont jamais posé cette question. Pour eux, c’est comme ça, c’est tout.

Mme et M. Untel Untelchang sont Chinois. Il n’y a pour eux rien de plus normal que de manger des chiens.

Cette face du spécisme varie selon les cultures.

Dans les images révélées par l’association L214 en mai 2016, l’employé de l’abattoir de Pézenas qui « pour s’amuser » a crevé l’œil d’un mouton avec un couteau a simplement été écarté de la chaîne d’abattage. C’est tout.

Le 3 février 2014, « Farid de la Morlette » a brutalisé un chat en le lançant plusieurs fois en l’air. Il a été condamné à un an de prison ferme par le tribunal correctionnel de Marseille pour « actes de cruauté envers un animal domestique ou apprivoisé ».

Dans le premier cas : un mouton, dans le deuxième : un chat. Rien d’autre n’explique la différence entre les deux sanctions.

 

Le spécisme dans notre langue

 

• Cette personne est bête = elle est stupide comme tous ces êtres qui n’appartiennent pas à l’espèce élue. Entraîne l’adverbe « bêtement ». Agir bêtement = Agir comme un crétin, pas avec l’intelligence d’un humain.

• Se comporter avec bestialité = Se comporter avec brutalité et férocité comme tous ces êtres qui ne sont pas de notre espèce.

• Adjectif : « Inhumain » = avoir les caractéristiques morales horribles de ceux qui ne sont pas des humains.

• Adjectif : « Humain » = Whaaaa ! Le top ! La cime ! Ce qui se fait de mieux…

Pour les humains, « être humain » veut dire : être quelqu’un de bien, tout simplement (et sans fausse modestie, on l’aura remarqué). Exemple : « Faire le bien avec une touchante humanité. » Pour les mêmes humains, « Bestialité » veut dire : « Se comporter comme une bête. » C’est-à-dire avec beaucoup de cruauté. Exemple : « Un meurtre commis avec bestialité. »

 

Sois mignon ou crève !

 

Je classe ce que je vais appeler « l’effet mignon » dans le spécisme parce qu’il a une influence sur nos préférences. Si un non-humain a la chance d’avoir un aspect physique que nous jugeons mignon ou beau, il a plus de chances de faire partie de nos chouchous. Pas toujours, mais ça aide. Ainsi, si les lapins sont la plupart du temps ingérés par nous ou torturés, entre autres, dans les laboratoires de vivisection, il peut advenir que certains soient câlinés. C’est mignon un petit lapinou ! Une dinde en revanche, ça ne mérite que de grossir le plus vite possible, dans le moins de place possible, pour se faire bouffer le plus vite possible. Il faut dire qu’elles ne font guère d’effort pour être mignonnes, avec leur espèce de bazar rouge qui pendouille.

 

Antispécisme

 

Pour l’antispécisme, l’infinie différence imaginaire de nature entre les humains et les autres espèces n’existe pas ; elle est remplacée par un continuum de degrés de complexité entre toutes les espèces. L’antispécisme est parfois interprété comme un égalitarisme donnant la même valeur à tous les animaux ; considère-t-il que toutes les vies, quelle que soit l’espèce, se valent ? Bien sûr que non ! Il suffit de pousser l’idée à l’excès pour se rendre immédiatement compte qu’elle est insane : la vie d’un pou ne peut pas avoir la même valeur que celle d’un·e humain·e. L’antispécisme ne le prétend pas.

Sur ce point, la ressemblance avec l’antiracisme et l’antisexisme trouve sa limite, car si l’antispécisme s’inspire de ces deux idées, il n’en est pas une transposition exacte appliquée aux espèces. En effet, autant il est juste de considérer que tous les humains sont égaux, quel que soit leur couleur de peau ou leur sexe, autant il tombe sous le sens que la vie d’une vache a plus de valeur que celle d’un acarien. L’antispécisme ne prétend donc pas que tous les animaux sont égaux (dans le même sens que « tous les hommes sont égaux »), ce qui serait évidemment absurde. Une hiérarchie de considération est reconnue ; cependant, elle n’est pas déterminée par l’espèce en elle-même, mais par les facultés mentales et la sentience des êtres. C’est en effet sur ces deux critères que repose la volonté de vivre et d’éviter les souffrances. Pour cette raison, il est bien plus difficile de hiérarchiser des espèces beaucoup moins éloignées qu’un bovin et un acarien : les vertébrés entre eux, par exemple.

Prétend-il alors que toutes les espèces ont les mêmes droits ? Non. NON ! Toujours pas ! Là encore, il suffit de considérer quelques exemples pour se rendre compte que cette idée est complètement absurde. Qu’est-ce qu’un escargot ou une girafe ferait du droit de conduire ? Une taupe du droit de voler ? Et tous les trois du droit de vote ou d’avoir un compte en banque ? Déjà entre êtres humains, nous n’avons pas tous les mêmes droits pour la simple raison que nous n’avons pas les mêmes besoins. Personne n’a jugé utile de donner aux hommes le droit d’avorter.

L’antispécisme est un antiracisme agrandi2. Il ne réclame qu’une seule chose : l’égalité de considération des intérêts propres à chaque individu de chaque espèce. Tous les êtres de toutes les espèces ont un certain nombre d’intérêts en commun : celui de vivre libre, celui de ne pas souffrir, celui de disposer à leur guise de leur propre corps et de toute leur existence. Pour tout dire, celui de ne pas être tué, torturé, emprisonné ou exploité. Ensuite, chaque espèce a ses propres aspirations, celui de gratter le sol à la recherche de nourriture pour une poule, celui de lézarder au soleil pour un lézard…

Oui, mais alors, comment gérer le droit du limaçon à disposer de sa vie et celui de la poule à le manger pour faire ce qu’elle veut de la sienne ? Ça craint !

Mais non, ça ne craint pas ! L’antispécisme n’a pas la prétention de gérer ce qui se passe entre les autres espèces. C’est une question d’éthique humaine. Une poule n’a pas le choix. Nous, si. Sauf pour ceux qui ne pensent pas être éthiquement plus évolués qu’une poule. Dans ce cas, qu’ils mangent des limaçons eux aussi ! Nous ne leur en voudrons pas.

 

Petite histoire spéciste pour donner le ton

 

Les Untel sont de braves gens qui aiment sincèrement les animaux ; leur chien Médor ne manque pas d’affection ! Pour faire un cadeau à leur fille, ils ont acheté un joli lapin de compagnie dans une animalerie. La fillette est ravie ! Mme et M. Untel sont très attendris eux aussi devant cette jolie boule de poils très douce que l’enfant a baptisée Lapinou.

Au repas du soir, la famille a mangé du lapin à la moutarde. Le mort, dans la barquette pelliculée achetée au supermarché, et l’adorable compagnon qui dresse ses grandes oreilles en fronçant son petit nez se ressemblent si peu qu’il est très difficile de faire un lien entre eux. À la télévision, c’est l’heure des informations. Un reportage parle d’une certaine Mary Bale qui est devenue l’ennemie publique numéro un parce qu’elle a enfermé un chat dans une poubelle. Les Untel sont scandalisés ! Comment peut-on être aussi cruel ? s’exclament-ils à l’unisson. Un groupe Facebook a été ouvert pour la retrouver. Il compte des dizaines de milliers de membres dont certains disent qu’il faut la jeter elle aussi dans une poubelle, d’autres veulent même sa mort. Les Untel pensent que cette haine publique n’est que ce que mérite une personne qui traite les animaux ainsi. Quand la télévision change de sujet, M. Untel demande à sa femme si elle a pensé à réserver des billets pour la corrida. Elle le rassure : « Oui, c’est fait. » Ils sont contents. Ils aiment beaucoup la corrida, tous les deux.

Après le repas, c’est avec de la chair de lapin dans l’estomac que la petite fille caresse Lapinou avec une touchante tendresse. Elle aimerait rester un peu plus longtemps en compagnie de son animal-jouet, mais il est l’heure d’aller se coucher. Papa Untel la porte dans ses bras jusqu’au lit et lui donne son doudou, qui s’appelle tout simplement Doudou. C’est un petit lapin en poils de véritable lapin. La petite fille ne sait pas que cette jolie peluche, si douce, est recouverte d’une partie du cadavre d’un lapin qui fut aussi vrai que Lapinou. Avant de servir à recouvrir une peluche, le défunt animal « travaillait » dans un centre d’expérimentation animale. Il avait servi la connaissance humaine en permettant de savoir en combien de temps le white spirit détruisait ses yeux. Les gentils câlins de la petite fille l’eussent peut-être un peu réconforté de sa cécité et des affreuses démangeaisons qu’il avait dû supporter dans son carcan, mais la seule peau qui restait de lui n’était pas en mesure de les apprécier. De partie d’un être qu’elle fut, elle n’était plus que partie d’un objet. Le reste du corps de ce martyr de la « science » avait servi à faire de la pâtée pour chien ou chat. Qui sait ? Peut-être que Médor en avait mangé. Je ne saurais vous dire si ce lapin eut trouvé son infortune dulcifiée en apprenant combien il avait été utile à l’espèce humaine. Peut-être se serait-il senti un peu de la famille en étant tout à la fois sur la peluche de l’enfant et dans le ventre de Médor.

Pour que l’enfant s’endorme, M. Untel raconte à la fillette l’histoire des trois petits cochons et du méchant loup qui veut les manger.

— Méchant loup ! s’exclame l’enfant.

— Oui ! Il est méchant le loup. Il veut manger les petits cochons, confirme le papa en caressant affectueusement l’enfant qui s’endort.

Puis il ferme doucement la porte de la chambre de sa fille et va se préparer un sandwich au jambon pour manger au travail le lendemain. Il aime le jambon, M. Untel.

Lapinou, qui le regarde depuis l’intérieur de sa cage, ne sait ni ce qu’est un petit cochon, ni un méchant loup, ni le jambon. Pour lui, le monde se limite à la surface de sa cage et à ce qu’il voit derrière les barreaux.

 

Cet article existe sous la forme d’un mini livre
librement téléchargeable ici

 

Spécisme. Chien et cochon

 

 

 

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1 Peter Singer La Libération animale. Editions Payot & Rivages, 2012. Note 5, p 429.

2 Le transhumaniste que je suis a failli dire « augmenté ».

Du lait ou des plumes

Du lait et des plumes

 

Fiction :

Pour mesurer à quel point l’éducation a façonné ce que nous sommes, petite histoire vous mettant vous-même en scène. Imaginez :

« Vous êtes invité quelques jours à la campagne chez une personne. Vous mangez chez elle. À la fin du repas, elle vous fait goûter un très bon fromage. Le soir, avant d’aller vous coucher, elle vous propose un grand verre de lait frais ; comme vous aimez ça, vous acceptez volontiers. Le lendemain matin, pour le déjeuner, vous buvez un excellent chocolat au lait, ou café au lait, avec des tartines de beurre.

Vous vous étonnez que ce dernier soit en motte, mais comme vous êtes à la campagne, vous imaginez que votre hôte se fournit au détail chez un paysan du coin et vous trouvez ça plutôt sympa, nature.

— Tu achètes ton beurre au détail ? lui demandez-vous.

— Oui. Tous mes produits laitiers, d’ailleurs. Fromage, lait, beurre. J’achète chez la voisine.

— Ah bon ! vous enthousiasmez-vous. Elle a des vaches ?

— Non. Elle n’en a pas que je sache.

— Mais… d’où vient le lait ? vous étonnez-vous.

— C’est le sien.

— … ?¿

— Oui, le sien. C’est elle qui le produit. C’est le lait qui sort de ses propres seins. C’est du lait de femme, quoi ! Tu en fais une tête ! »

 

Voilà donc l’histoire en question. Comment réagirions-nous (« nous » car je me situe dans le lot) ? Combien vomiraient ? Combien piqueraient une crise ? Combien insulteraient l’hôte ?… Combien trouveraient ça sympa et en redemanderaient ?

Nul besoin de former de grands « spécialistes des réactions de ceux qui apprennent qu’ils ont consommé du lait de femme à leur insu » pour augurer que nous serions presque tous choqués.

Il apparaît donc que, nous humains adultes, nous trouvons tous qu’il est plus sensé de consommer du lait de vache ou de chèvre que celui de notre propre espèce.

Celui d’une vache inconnue : « Oui, avec plaisir ! »

Celui d’une femme : « Non ! Mais quelle horreur ! C’est dégoûtant ! Vous êtes fou ! Allez vous faire soigner, grand malade ! »

À propos de malade, il n’y a pas quelque chose qui s’est cassé dans notre bocal, là, à un moment donné ? Nous sommes la seule espèce sur toute la Terre à consommer du lait à l’âge adulte parce que ce serait indispensable à notre santé. Aucune autre espèce sur Terre n’a besoin de ça pour vivre. Ces vaches épuisées que nous conduisons à l’abattoir pour les manger sont un peu nos mères forcées, si on y pense.

En tout cas, faire partie de l’espèce supérieure pour, au final, être dépendant d’une vache, c’est ballot, moi, je pense. C’est ballot ! Oh, que c’est ballot !

Uchronie :

Je me suis surpris à m’interroger (oui, il m’arrive de me surprendre en train de me poser des questions). Que se serait-il passé si on exploitait des autruches au lieu de vaches ? Nous baladerions-nous tous dans les rues avec des plumes d’autruche dans le cul en pensant que c’est indispensable pour notre santé ? Entendrions-nous à la téloche une publicité : « Les produits plumiers sont nos amis pour la vie ! tralala… » ? Est-ce qu’on demanderait, sur un ton « soit raisonnable un peu, insensé que tu es ! », à ceux qui refuseraient de porter des plumes dans l’anus : « Tu ne portes aucune plume ! Ne penses-tu pas que c’est un peu extrême comme position ? »

Je n’ai pas su répondre à ces questions uchroniques. Mais, bon… tout de même, hein ! N’en demeure pas moins vrai que faire partie de l’espèce supérieure pour être dépendant des vaches… même pour nourrir nos propres enfants ! c’est plutôt ballot ! Non ? Si, c’est ballot !

 
 

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Co et Ga anciennes poules de batterie

Co et Ga, anciennes poules de batterie

 

Nous étions véganes depuis moins de trois mois quand ma moitié me fit une proposition :

— Si nous adoptions deux poules de batterie ?

Michael Pie 1

Nous avions vu et lu différentes sources d’information au sujet de l’enfer que vivent ces oiseaux, et leurs terribles épreuves l’avaient plus touchée que je ne m’en étais rendu compte. Je n’y avais pas songé moi-même, mais je trouvais que c’était une bonne idée ; d’autant plus que j’avais le projet qui commençait à se préciser d’enquêter moi-même pour me forger ma propre opinion sur les élevages en batterie.

J’enfonçai mon regard naturellement suave dans le sien en froncedessourcillant interrogativement.

— Ce serait bien, non, d’en sauver deux de l’abattoir ? insista-t-elle.

— Dac !

Une vieille caisse, quelques bouts de bois, des vis, des clous et un tout petit bout de grillage… une heure après, nous avions un poulailler des plus accueillants ; un petit tour à la coopérative agricole du coin et nous revenions avec 10 kg de graines pour poules, un sac de foin et un peu de paille. Nous étions prêts. Il ne manquait plus que les deux oiseaux.

Lors de nos promenades à la campagne, nous avions fait la connaissance de quelques paysans. Après en avoir questionné quelques-uns, nous fûmes en possession de deux adresses de producteurs d’œufs qui élevaient des poules en batterie. Nous nous rendîmes chez l’un d’eux.

Long chemin de terre au milieu des vignes, nuages de poussière derrière nous, alignement de grands peupliers… je vous passe les descriptions bucoliques soporifiques. Au bout de ce chemin s’étirait un grand hangar de quelque 150 mètres de longueur sur 40 ou 50 de largeur. À côté se tenait une vieille ferme, ou plutôt, ce qui avait été une vieille ferme, car c’était à présent une dépendance faisant office de stockage et de lieu de vente d’œufs et sans doute d’habitation pour les éleveurs. Nous nous arrêtâmes non loin d’une petite enceinte en brique destinée à ranger les poubelles, à mi-chemin entre le hangar et ce qui fut une ferme. Nous sortîmes de la voiture, balayant les environs d’un regard scrutateur.

— Regarde ! froncedessourcilla-t-elle, en fixant le local significativement.

Deux cadavres de poules gisaient sur le couvercle d’une poubelle, l’une des têtes pendouillant dans le vide. Deux autres voitures étaient garées près de nous, mais on ne voyait personne. Je décidai d’en profiter pour aller voir le grand bâtiment qui ne pouvait être que l’élevage en batterie. À peine avais-je fait quelques pas qu’une voiture s’arrêta devant moi. Vitre baissée, un homme me dit en me désignant l’ex-vieille ferme :

— Si vous voulez acheter des œufs, c’est par là. Il n’y a rien là-bas ! C’est par là qu’il faut aller. Pouvez rester garé là, si vous voulez. Allez-y à pied.

Son foulard rouge autour du cou et sa longue mèche brune s’élançant vers l’avant me firent penser à Lucky Luke.

— Ah, d’accord ! Merci ! largesouriai-je.

L’homme tirant plus vite que son ombre redémarra pour se garer près du là-bas en question. Suivant son conseil, nous nous y rendîmes. Nous entrâmes dans une pièce dans laquelle attendaient quelques clientes et clients et où s’affairaient deux femmes pour les servir. Lucky Luke n’était pas visible ; une porte ouverte dans le fond laissait supposer qu’il avait dû disparaître par là. Les deux femmes s’appliquaient à remplir des boîtes d’œufs en discutant avec leurs clients :

— Eh voilà, Monsieur Machin ! C’est du tout frais…

Vint notre tour :

— M’sieurdame, combien ? Vous avez des boîtes ?

— Nous ne voulons pas d’œufs, informai-je celle qui nous questionnait. Nous voulons vous acheter des poules.

— Des poules ! froncedessourcillèrent les deux femmes. Mais, ce n’est pas le moment. On ne les sort pas encore.

« Sort pas encore » ? se demanda le mec perplexe que je fus.

— C’est-à-dire ? enquêta ma compagne.

— Bernard ! cria l’une d’elles au lieu de nous répondre. Bernard, viens voir !

Sur ce, Lucky Luke, qui selon toute vraisemblance s’appelait donc Bernard, se pointa dans l’entrebâillement de la porte :

— Quoi ?

— Ces M’sieurdame veulent des poules…

Bernard Luke effectua un brusque mouvement de tête pour relever sa mèche et me dit :

— On n’en sort pas, là. Pas avant deux mois, peut-être trois. Repassez…

— Euh… sort ?… Mais encore ? m’enquis-je.

Bien que nous froncedessourcillassions pour faire montre de notre perplexité, cette dernière laissa le bonhomme indifférent. Il disparut à nouveau dans les profondeurs de son entreprise. Une des femmes vint à notre secours :

— Pour l’instant, on les garde, on ne les sort pas. Le mieux c’est de venir comme il vous a dit : dans deux ou trois mois. Vous en prendrez une dizaine, comme ça vous pourrez en congeler.

— Mais on ne veut pas les congeler, dis-je. C’est pour les garder vivantes.

— Ah ! Mais même si je vous en vendais maintenant, elles ne pondraient plus très longtemps, vous savez ?

— Mais, on s’en fout, si elles ne pondent pas.

— Mais, qu’est ce que vous voulez en faire alors ?

— Rien. Leur offrir un poulailler et un bout de terrain pour vivre tranquillement.

— Si c’est pour faire beau dans votre jardin, c’est raté. C’est pas très joli ces poules-là. En plus, elles sont très abîmées, vous savez.

— Abîmées ?

— Oui, esquintées, elles ont presque plus de plumes, tout ça…

— Ce n’est pas grave. Ce n’est pas pour faire beau dans le jardin.

— C’est pour quoi, alors ?

Deux nouveaux clients entrèrent.

— Vous voulez des œufs ou pas ? nous demanda l’autre femme, sur le ton de « on n’a pas que ça à foutre ».

Nous leur présentâmes nos excuses et leur proposâmes de revenir dans deux mois. Elles acquiescèrent avec une impatience à peine dissimulée. Sur ce, nous nous arrachâmes. Il était environ seize heures. Nous étions très déçus de ne pas avoir trouvé les habitantes du poulailler. Restait une deuxième adresse…

Seize heures trente. Route étroite, mais goudronnée cette fois. À gauche, des vignes et des plantations de… ma foi ? À droite, le mur d’une propriété derrière lequel s’élevait un hangar de belle taille qui ne pouvait qu’être l’élevage en batterie dont on nous avait parlé. Nous nous arrêtâmes devant un portail métallique. À une cinquantaine de mètres derrière ses grilles apparaissait une maison de taille confortable. Je descendis de la voiture avec l’aisance qu’autorisent des conditions physiques exceptionnelles et adressai un signe de la main à un homme qui portait vers nous un regard froncedessourcillé par la curiosité. Sortant à son tour de la voiture, ma compagne lui fit aussi un signe de la main. Le probable propriétaire des lieux s’approcha.

— Oui ? laconiqua-t-il dès qu’il fut juste derrière les barreaux qui gardaient sa propriété.

— Nous voudrions acheter des poules, le renseignai-je.

— Des poules ! Houla !

Il avait l’air sympathique, en tout cas souriant. Collé à sa lèvre inférieure, gigotait au rythme de ses paroles un mégot de gitane papier maïs qui ressemblait à un fragment de momie.

— Oui, compléta ma compagne. Deux, s’il vous plaît.

— Ho ! ben… moi, je veux bien. J’en avais sorti trois et il m’en reste deux justement. Vous les voulez préparées, vidées, plumées ?

— Non, non ! Vivantes !

— Vivantes !…

— Oui. Les plus vivantes possible, précisai-je.

Se grattant la gorge, il remit son béret en place et nous ouvrit le portail avec une télécommande.

— Entrez, dit-il.

Quelque chose nous disant que nous étions au bon endroit, nous nous exécutâmes de bonne grâce. Il décolla son mégot, cracha ce qui devait être un petit bout de tabac et dit :

— Mais, elles ne pondent bientôt plus, là. Elles sont sur la fin.

— Sur la fin ? fis-je dans une froncedessourcillation on ne peut plus explicite.

— Voui… Elles pondent presque plus là, elles sont sur la fin.

— Ce n’est pas grave, nous ne les voulons ni pour les œufs, ni pour les manger. Nous les voulons seulement pour nous tenir compagnie et pour leur offrir une retraite paisible.

Cela le fit sourire. Pas d’une manière pour le moins moqueuse. Pas du tout. Non. D’une manière sincèrement aimable. Un peu comme on sourirait à des enfants nous expliquant qu’ils vont soigner leur poupée parce qu’elle a mal au ventre, la pauvre. Il recolla sur sa lèvre le mégot, apparemment éteint depuis la découverte du tabac, et l’agita en répondant :

— Si vous voulez, mais je vous préviens, elles ne sont pas très belles, hein ! Elles sont toujours abîmées les poules de batterie, vous savez. Elles sont toutes pelées.

— Il paraît, oui. Mais on s’en moque. On les veut.

— Eh bien, venez, alors ! Suivez-moi.

Nous lui emboîtelepassâmes. Marchant derrière lui sur une allée de gravier, ma compagne et moi échangeâmes un regard confiant. Sur notre droite, à quelque deux cents mètres de là, on voyait le grand bâtiment qui abritait plusieurs milliers de poules, 40 000, apprendrais-je par la suite, chacune disposant d’une surface égale à celle d’une feuille A4.

Nous nous arrêtâmes à dix pas de sa maison, devant un gros arbre. À l’une des branches de ce dernier était pendue une cage. À l’intérieur, nous vîmes deux poules tellement déplumées que nous en fûmes choqués. On eût presque dit ces poulets tout prêts que quelques mois auparavant nous achetions pour mettre au four. Mais, là, elles se tenaient debout et se tassaient contre les barreaux le plus loin possible de nous, visiblement terrifiées par notre présence.

— Voilà ! s’exclama l’homme en faisant vibrer son mégot. Vous voyez ! Je vous l’avais dit. Elles sont pas très belles !

— Pas grave, on les veut. Combien ?

— Oh, rien… Je vous les donne. Vous en voulez bien deux, non ?

— Deux, oui.

— Ben… Je vous les donne. J’en sortirai d’autres.

Nous n’osâmes pas lui demander s’il s’agissait là de son garde-manger vivant.

— Au fait, ajouta-t-il, moi c’est Lucien.

Nous nous présentâmes à notre tour. La suite se passa soudainement, nous prenant par surprise. Nous n’eûmes pas le temps de nous préparer à cet instant, pourtant attendu avec impatience. Lucien ouvrit la cage, attrapa vivement une des deux prisonnières par les pattes et tira brusquement. Par réflexe, elle battit fortement des ailes. En passant par l’étroite porte de sa prison, elle se cogna brutalement contre le métal, perdant ainsi quelques-unes des plumes qui lui restaient. Le bougre me la tendit suspendue par les pattes, la tête en bas et les ailes toujours battantes. Mon ahurissement fut tel que je restai une longue seconde sans réagir avant d’attraper la pauvre oiselle. Je la retournai immédiatement pour la porter au bras comme on porte un bébé. Me voyant faire, l’homme marqua un visible étonnement. Il sourit à nouveau, mais cette fois avec un petit air presque confus :

— Oh ! Ça leur fait pas mal, elles ont l’habitude ! On les porte toujours comme ça.

Tandis que je bégayai quelques exhalations de silence, il saisit la deuxième poule avec la même méthode expéditive. Elle se fracassa les ailes à son tour à la sortie de la cage, mais, notant notre désarroi, il prit cependant soin de la retourner pour la tendre dans le bon sens à ma compagne qui la prit comme moi dans ses bras. Je sentais dans mes mains un petit truc tiède qui palpitait. L’oiselle était si dénudée que mes mains étaient en contact direct avec sa peau. C’étaient les battements hystériques de son cœur que je sentais. Chacun une poule dans les bras, nous nous mîmes en marche vers la voiture.

Mon sens du toucher éprouvait pour la première fois le contact d’une chair de poule tiède. Jusqu’alors, je n’avais touché que des poulets froids, sortis de mon réfrigérateur ou du rayon réfrigérant d’un magasin. Je pris conscience que j’étais plus habitué à la mort qu’à la vie. Savoir est une étape, réaliser pleinement en est une autre. Je savais, mais je ne réalisais pas que je manipulais des cadavres, des corps devenus objets qui avaient été tièdes et animés, comme celui que je portais dans mes bras.

Le fumeur de clopes éteintes nous accompagna avec un air bienveillant tout autour de son mégot jaunâtre. Je sentais, et j’en eus plus tard la confirmation, que c’était un brave homme. Loin de se moquer de nous, il était plutôt touché par ce qui, pour lui, eut pu passer pour une ridicule sensiblerie. Ce sentiment se renforça quand en chemin il me confia :

— Moi aussi, j’aime les bêtes, vous savez… mais c’est le métier, que voulez-vous !…

Je gardais une main sur le dos de ma poule de peur qu’elle ne s’envolât, mais elle ne faisait aucun mouvement pour tenter de fuir. Son cœur battait toujours très fort. Sa peau déplumée au bout de mes doigts, sa chair de poule pour reprendre cette expression que je trouve à présent horrible, appelait ma pitié. Je pris conscience de l’infinie fragilité de cette créature à la merci des humains, de ses battements de cœur exprimant sa terreur et de sa passivité qui révélait sa misérable résignation. J’eus tant voulu la rassurer dans la seconde, lui faire savoir qu’elle n’avait plus rien à craindre. Nous posâmes les deux oiselles dans un carton que j’avais laissé dans la voiture pour cet usage et nous le refermâmes en prenant soin de laisser une ouverture pour leur respiration. Ma compagne demanda une seconde fois à Lucien s’il ne voulait pas être payé ; il assura énergiquement que nous ne lui devions rien, qu’il était content que ça nous fasse plaisir. Son regard me donna de nouveau l’impression que j’étais pour lui un enfant content de prendre soin de sa peluche. Avait-il raison ? La compassion pour une poule était-elle puérile ? Mais alors, où est la frontière entre la compassion raisonnablement mesurée et la sensiblerie ? Le fait que les premiers à s’être opposés à l’esclavage fussent eux aussi accusés de sensiblerie devrait être un élément à ajouter à cette réflexion.

Dix-huit heures trente. De retour chez nous, je sortis le carton de la voiture pour le porter délicatement devant le poulailler. C’était un carton assez grand ; il eût pu contenir huit ou dix poules. Quand nous l’ouvrîmes, elles étaient toutes les deux blotties l’une contre l’autre dans un coin. Nous dûmes une deuxième fois les saisir pour les mettre dans leur nouvelle demeure. À l’approche de nos mains, elles se contractèrent. Je sentis de nouveau une chair tiède presque entièrement nue, toute tremblante, et un petit cœur qui semblait vibrer tant il battait vite. Malgré l’absence d’expression faciale aisément lisible pour un humain, qui est une caractéristique des oiseaux, leur frayeur était évidente. Nous les posâmes doucement dans le poulailler en leur parlant avec bienveillance, sans savoir dans quelle mesure elles étaient capables d’interpréter le ton de notre voix. Nous fermâmes leur petite maison afin qu’elles pussent passer la nuit sans être dérangées par un chat ou une autre visite inopportune, puis nous les regardâmes un moment à travers le grillage de la porte. Elles se serrèrent l’une contre l’autre et examinèrent leur nouvel appartement, tournant la tête en tous sens dans une succession de mouvements soudains et saccadés à la manière des oiseaux. C’était fort probablement la première fois de leur misérable petite vie qu’elles voyaient autre chose que du grillage, que leurs pattes n’étaient pas posées sur du grillage, qu’il n’y avait pas que du grillage tout autour d’elles, que leur monde n’était pas du grillage pour résumer. Je les vis s’intéresser à la paille et au foin que nous avions répandus sur leur sol. Elles mangèrent ensuite quelques grains de blé, mais à peine du bout du bec. Nous apprîmes par la suite qu’elles n’en avaient jamais vu ; elles n’avaient connu qu’une farine alimentaire que je découvrirai plus tard. Nous étions en février ; aussi faisait-il déjà sombre. Nous les laissâmes dormir.

Nous avions installé le poulailler à l’intérieur d’un grand abri de jardin ouvert afin que nos amies aviaires fussent protégées des pires intempéries.

Le lendemain, vers neuf heures, après avoir ouvert leur logis, nous nous installâmes tranquillement chacun sur une chaise à trois mètres d’elles afin d’assister à leur découverte du monde extérieur. Celle-ci commencerait forcément par celle de l’abri, ce denier étant en partie encombré par une tondeuse à gazon, un broyeur de végétaux et différents accessoires du parfait jardinier. Nous dûmes attendre quelque cinq minutes avant que l’une d’elles se risquât à sortir la tête par l’ouverture. Ce fut un geste prudent et timide. Sortie de tête… rentrée… sortie… rentrée, une dizaine de fois. Puis ce fut la même chose, mais avec toute la longueur du cou et en regardant de tous les côtés à chaque sortie. Celle qui se livrait à cette expérience commença à émettre différentes vocalisations, sans doute à l’adresse de l’autre qui la regardait faire de l’intérieur. Que lui disait-elle ? Mystère. Peut-être : « Non de non ! Regarde ! Cet endroit du monde est devenu cou sortable ! Si, si, regarde, c’est cou sortable ici ! » Ce manège dura au moins cinq minutes durant lesquelles elle nous regarda plusieurs fois, peut-être pour savoir si nous la laisserions faire. Finalement, elle sortit, mais ne risqua pas un pas de plus. Ou, plus précisément, elle fit des pas sur place, sans doute surprise de sentir le béton du garage sous ses pattes. Elle les posait tour à tour et regardait le dessous de celle qu’elle levait, comme pour s’assurer qu’elle n’avait pas subi de dommages au contact de cette matière inconnue. Apparemment rassurée en ce qui concernait l’innocuité de ce contact, elle nous jeta quelques brefs regards avant d’accomplir deux pas de plus sous nos encouragements. Nouvelle séance de communication avec celle qui ne voulait toujours pas sortir :

— Allô, Houston ! un petit pas pour la poule un bond de géant pour la poulicité ! Je découvre un monde immense, incroyablement immense ! Immense, oui ! Et marchable !

— Qu’est-ce que tu as fumé ?

— Je te jure que c’est vrai, regarde !

La deuxième oiselle, celle qui soupçonnait la première de se droguer, commença l’expérience de la cousortabilité de l’ouverture. Elle hallucina à son tour. Sa tête ressemblait à un yoyo horizontal.

— Tu as raison, c’est cousortable ici, dut-elle reconnaître.

— Oui, mais, ici, c’est beaucoup marchable ! Viens avec moi.

La deuxième poule foula à son tour la surface du monde inconnu. Nous les regardâmes faire sans intervenir, mais en leur parlant pour les habituer à nos voix. Elles nous regardaient, brièvement mais souvent, comme si elles eussent vérifié qu’on les laissait volontairement progresser. Elles explorèrent ainsi l’intérieur de l’abri. Ses dix mètres carrés représentaient une étendue sans fin comparativement à la surface carcérale de leur ancien lieu de vie qui contenait à peine leur corps. De plus, la variété des formes qu’elles découvraient les occupait beaucoup. Sans se préoccuper le moins du monde de l’extérieur, elles montèrent sur la tondeuse et l’examinèrent avec un soin étonnant, puis elles étudièrent tout et n’importe quoi, arrosoirs, outils divers, bois de chauffage… tout le fouillis que l’on peut entasser dans un abri de jardin. Nous réalisâmes que celle qui était sortie la première boitait légèrement ; il parut évident que la cause de cette claudication devait être due à la longueur excessive de ses griffes.

Nous avions choisi deux noms, mais nous ne les avions pas encore attribués. Comment eussions-nous pu ? Nous commencions à peine à les distinguer l’une de l’autre. Autant elles nous semblent aujourd’hui différentes, par leur physique et leur caractère, autant nous étions incapables de les différencier les premiers instants ; c’étaient seulement deux poules. Nous remarquâmes au bout d’un moment que l’une d’elles était un peu plus petite et qu’elle portait sa crête rabattue sur le côté, à la manière d’un béret. L’autre, au contraire, pointait la sienne droite vers le haut. Nous choisîmes d’appeler la première Cotte, Co Cotte. Et nous nommâmes la seconde Linette, Ga Linette.

Cette première exploration leur prit plus d’une demi-heure. Durant ce moment, elles demeurèrent presque silencieuses, n’échangeant que quelques commentaires impénétrables pour nous. Elles finirent par picorer quelques graines dans leur mangeoire et boire dans leur abreuvoir. Ces deux objets se trouvaient près de la sortie. Ga était celle qui était sortie la première du poulailler. Là encore, ce fut elle qui s’approcha jusqu’au bord de la dalle en béton de l’abri de jardin pour regarder à l’extérieur. Elle fut bientôt imitée par Co. Toutes deux restèrent longtemps là, regardant le ciel, le grand érable dans le jardin, l’herbe, le lierre grimpant sur le mur du voisin, les bambous qui se balançaient doucement… Comment comprenaient-elles ces images qui se projetaient pour la première fois sur leurs rétines ? Je n’en avais pas la moindre idée. Pour elles, le monde entier avait subitement changé, jusqu’à leur nourriture qui jusqu’alors n’avait toujours été que la même farine. Nous n’avions pas quitté nos chaises ; de temps en temps, elles se retournaient pour nous lancer un bref regard de côté. Quand je fis mine de me lever dans l’intention de les encourager à sortir, je vis leur petit corps déplumé se contracter dans un mouvement de panique. Nous décidâmes de rester assis au moins jusqu’à ce qu’elles eussent le courage de sortir dans le jardin.

La première qui s’y risqua fut encore Ga. Elle sauta les dix centimètres d’épaisseur de la dalle en béton pour atterrir sur une petite zone de terre nue, mais remonta aussitôt dans l’abri. Cette audace fut suivie d’une communication aviaire :

— Ça fait mal ? dut demander Co Cotte.

— Non. Mais, ça fait drôle ! C’est trop ouf, ici !

— On a le droit d’aller là ? Tu n’as pas peur d’être pendue par les pattes ?

— Apparemment, ils nous laissent faire, viens.

Nous les regardâmes s’aventurer doucement dans le jardin. Elles ne firent que quatre ou cinq pas, jusqu’aux premières touffes d’herbe. Là, elles fixèrent chaque brin et chaque petite fleur à un centimètre de distance. Ces oiseaux sont beaucoup plus doués que nous en vision de près. Ils n’ont pas besoin de loupe, car leurs yeux focalisent quasiment au bout de leur bec. En parlant de bec, on voyait bien que le leur avait été coupé, la partie supérieure étant plus courte. Ça faisait un drôle d’effet de voir ces deux petits cous tout nus se tourner dans tous les sens, monter, descendre, s’étirer, se contracter. Ça ne pouvait que nous rappeler des souvenirs proches : ceux de ces oiseaux ainsi que nous les avions le plus souvent vus, je dirais même presque toujours vus : des poulets prêts à cuire dans un plat. Plus de la moitié de leur corps montrait cette peau, par endroits écorchée, qui nous mettait mal à l’aise. On eût dit des poules zombies sorties d’outre-tombe pour nous faire réaliser ce que nous avions mangé. Quinze jours avant que nous ne devinssions subitement véganes, nous avions acheté deux poulets à la ferme. Le souvenir des os rongés dans mon assiette se superposait avec ce que je voyais de leur petit corps déplumé, me donnant la stupide impression de regarder des poulets qui eussent pris vie à la manière d’objets qui se fussent soudainement animés. L’habitude ayant inversé ma conception, je devais me remettre à l’esprit qu’un poulet « normal » n’était pas un objet froid et inanimé.

Ga et Co passèrent toute la journée sur deux mètres carrés de jardin en regardant très souvent le ciel et en pinçant quelques brins d’herbe du bout d’un bec prudent. Elles étaient si collées l’une contre l’autre que nous eussions cru voir une double poule. Le soir, nous dûmes les attraper pour les remettre à l’abri dans le poulailler. Ce ne fut pas très difficile, car à notre approche, elles se figèrent en tremblant, comme si elles se fussent attendues à ce que le monde explosât. Nous les posâmes doucement sur la paille dans leur maison en leur parlant avec douceur. Et après avoir refermé leur demeure, nous les laissâmes se reposer.

Le lendemain, au lever du jour, nous les libérâmes. Dans leur ancienne vie, elles ne pouvaient dormir que moins de huit heures, car tout le reste du temps, une vive lumière stimulait leur ponte. Le notable allongement de leur période de repos s’ajoutait à tout ce qui changeait pour elles. Elles sortirent presque dès l’ouverture du poulailler. Après avoir picoré de bel appétit les aliments un petit peu moins inconnus, elles entreprirent de poursuivre l’exploration du nouveau monde non omnigrillagé. Elles marchèrent très lentement, mais avec un peu plus d’audace que la veille, sur les étranges petits trucs verts et souples qu’elles découvraient partout sur le sol. Regardant aussi les grands bidules qui frémissaient en haut (les frondaisons du grand érable) et les choses blanches qui se déplaçaient et se déformaient tout en haut dans le plafond bleu. Elles se figeaient au moindre OVNI (par exemple un rouge-gorge qui se posait sur une branche) ; étirant leur cou et tournant la tête d’un côté et de l’autre pour le scruter.

Je décidai d’aller voir Lucien pour essayer de visiter l’élevage d’où elles venaient. J’avais acheté des lunettes munies d’une caméra pour filmer en toute discrétion. Leurs branches relativement épaisses risquaient d’éveiller les soupçons, mais seulement ceux de quelqu’un qui serait déjà sur ses gardes. Je posai cet accessoire sur mon nez et me mis au volant.

Vers dix heures, je sonnais au portail de l’éleveur. Il arriva avec son mégot collé sur le côté de la lèvre inférieure. Était-ce le même, ou le changeait-il de temps en temps ? Je n’en avais pas la moindre idée. Nous nous serrâmes la pogne à travers les barreaux et il m’ouvrit. D’un geste discret, j’appuyai sur le bouton à l’intérieur de la branche gauche de mes lunettes pour mettre la caméra en marche. Je fis mine de me gratter la tempe pour déguiser mon geste.

— Ça va, les poules ? me demanda-t-il. Vous êtes content ?

Je vis qu’il remarqua mes lunettes, mais, devant penser que je ne les portais pas toujours, il ne me posa aucune question à ce sujet.

— Oui, très. Nous vous remercions.

— C’est rien, vous rigolez ! Alors ?…

— Je suis venu vous voir pour vous demander si je peux visiter l’élevage.

Il froncedessourcilla d’un air dans lequel je crus discerner un peu de crainte.

— Pourquoi ?

J’essayai de le rassurer :

— Ben… vous savez, je viens d’une grande ville. Je découvre la ruralité avec beaucoup d’intérêt. J’aimerais beaucoup en apprendre plus sur l’élevage. C’est passionnant ce que vous faites, vraiment.

Il se détendit un peu. Saisissant son mégot, qu’il garda un instant entre son pouce et son index, il cracha un petit bout de tabac et recolla la chose à la place qui semblait lui être réservée sur sa lèvre inférieure.

— C’est plus moi qui m’en occupe. Je suis à la retraite, moi. C’est mon fils qui a repris l’affaire.

— Ah ! Alors du coup, ce n’est pas possible de visiter ?

— Si… C’est possible. Je peux vous faire visiter, moi… Té ! Venez voir mes sangliers.

— Vos sangliers ! me grattelatêtai-je en froncedessourcillant d’étonnement.

— Oui, des bébés. J’en ai deux. Venez !

— Je vous suis, lui emboîtelepassai-je.

Il me montra deux marcassins dans un enclos. Ils passèrent leur petit groin entre les planches de la palissade pour renifler les doigts de Lucien.

— Des chasseurs ont tué leur mère alors je les ai récupérés pour les sauver. Là, ils sont tranquilles. Je leur donne à manger. Ils sont gentils, regardez !

— Des chasseurs ? Mais comment avez-vous pu les sauver ? Comment avez-vous pu être au bon endroit pour les récupérer ?

— Ben… J’étais avec eux.

— Avec eux ?… Avec les sangliers ?

— Ben, non ! Avec les chasseurs. Je chassais avec eux.

— Ah !

— Mais moi, j’tire pas. J’aime trop les animaux… j’arrive pas à tirer. Bon, de temps en temps un lapin ou un merle… mais c’est pas pour moi, c’est pour César.

—  ? dis-je on ne peut plus laconiquement, mais pour autant très explicitement grâce à une savante maîtrise des contorsions interrogatives de mes sourcils.

— César, c’est mon chien, c’est mon ami. C’est un chien de chasse, vous savez. Il a besoin de ça, lui.

— Il a besoin que vous…

— Vhoui ! C’est un chien de chasse. Il a besoin que je lui tire du gibier de temps en temps, vous comprenez ? C’est dans ses gènes, ça. Il l’a dans le sang.

— ! m’exclamai-je tout aussi laconiquement.

C’est vrai que les marcassins étaient super sympas. L’un d’eux se dressa, les pattes avant appuyées sur la palissade, et me regarda tout frétillant en poussant de petits grognements. Je tendis la main. Il la lécha et la renifla en sautillant d’excitation.

— Ils sont gentils, hein ? fit le chasseur chassant pour son ami canin. Ça s’apprivoise très bien. C’est comme un chien, vous savez. J’en ai déjà élevé un. Il est devenu grand comme ça !

Sa main m’indiqua une hauteur atteignant sa ceinture. Il poursuivit :

— Je l’ai eu tout petit, tout petit… plus petit que ces deux-là. On le prenait avec nous sur le canapé, le soir en regardant la télé, entre ma femme et moi. Vous auriez vu ça ! Pareil, on avait tué sa mère alors je l’ai ramené à la maison.

— Où ?… laconiquai-je interrogativement.

— Il n’est plus là. On l’a mangé. D’ailleurs, il reste du saucisson, si vous en voulez un…

— Mangé ! Mais… mangeriez-vous votre chien ?

— Pourquoi ? Personne ne mange son chien !

Oups ! Cela m’avait échappé. Je ne savais comment me rattraper. Je ne voulais pas éveiller sa méfiance au risque de ne plus pouvoir visiter l’élevage.

— Ah ah ah ! me bidonnai-je sur un ton guilleret, je disais ça parce que vous avez expliqué que ça s’apprivoise comme un chien tout à l’heure, mais surtout parce que… vous savez que les Chinois mangent des chiens ?

Il rit aussi et déclara :

— Les Chinois, c’est des fous, les Chinois ! Y’a qu’eux pour bouffer leurs chiens ! Sinon, vous en voulez un de saucisson ? Super bon le sanglier, vous savez !

— C’est gentil, mais je préférerais visiter le poulailler… je veux dire l’élevage. Excusez-moi, je parle comme un type de la ville.

Je fis de mon mieux pour ne pas montrer qu’il venait de me cycloniser l’esprit. (Si ça existe, cycloniser ! Je ne suis pas du genre à inventer des verbes, tout de même !)

— Bé… euh, demain, si vous voulez. Non, pas demain… Venez après-demain vers dix heures. Je vous montrerai.

J’arrivai chez moi à midi.

Co Cotte et Ga Linette continuaient à arpenter un monde pour elles complètement onirique. En milieu d’après-midi, elles avaient osé s’aventurer sur une centaine de mètres carrés. Et… elles commençaient à donner libre cours à ce besoin irrépressible, caractéristique de leur espèce, et dont la frustration fait tant souffrir les poules de batterie : gratter le sol avec leurs pattes pour chercher les insectes ou les vers cachés dans l’herbe. Nous remarquâmes que la claudication de Ga s’était aggravée et qu’elle saignait de la patte gauche. Je l’attrapai pour voir ça de plus près. Elle se laissa examiner sans se débattre tandis que sa congénère nous regardait faire avec une attention soutenue. Il apparut évident que le saignement était dû au fait que, en grattant le sol, elle s’était retournée deux griffes. Elles étaient toutes anormalement longues. À l’aide d’une pince coupante d’électricien, nous les lui coupâmes toutes, ne leur laissant qu’une longueur d’un centimètre. Co nous avait regardés faire durant toute l’opération sans perdre un geste de nos manipulations. Ce que nous faisions à sa copine lui importait visiblement. Nous reposâmes cette dernière dans l’herbe et nous nous accroupîmes près d’elles. Elles semblaient avoir déjà beaucoup moins peur de nous, mais elles effectuaient un léger, mais brusque, mouvement des ailes, une sorte de sursaut, au moindre de nos gestes trop vifs. Le soir, nous dûmes encore une fois les attraper pour les mettre à l’abri chez elles. Ga ne saignait plus.

Le lendemain, les deux poules nues sortirent immédiatement du poulailler et s’empiffrèrent de graines sans vergogne. Cela fait, c’est le jabot bien plein qu’elles reprirent leur exploration avec un enthousiasme évident. Ga ne boitait plus. Sa patte était tout à fait guérie. Elles avaient pondu un œuf chacune. Nous ne savions pas ce que nous devions en faire. Devions-nous les leur laisser ? Après tout, ils leur appartenaient. Ou était-il préférable de les enlever du poulailler ? Nous décidâmes d’attendre pour voir ce qu’elles allaient en faire. Elles passèrent la journée à fouiller dans les tas de feuilles mortes, à gratter avec de plus en plus d’ardeur et à venir voir de près ce que nous faisions au moindre coup de binette ou de sécateur. Leur curiosité était très vive. Il y avait un grand pot dehors. Je l’avais utilisé pour y stocker un peu de terre, les cendres d’une défunte bosse de terrain que mes propres coups de pelle et de pioche avaient précipitée vers le trépas. Je pris plusieurs pelletées de terre dans ce grand pot pour les porter dans une jardinière. Me voyant faire, Co monta sur une pierre pour se grandir et tendit son fin cou tout nu pour regarder ce qu’il y avait à l’intérieur du grand pot. Cette curiosité me surprit et me fit sourire. J’avoue que j’avais une idée préconçue sur les poules. Jamais je ne me serais douté qu’elles fussent en possession de cette qualité intellectuelle.

Leur peau éraflée exposée à la vue ne cessait de nous rappeler l’enfer dans lequel elles avaient vécu, le nombre de coups de bec qu’elles avaient dû subir pour se retrouver dans cet état. Quand notre voisine passa nous voir et qu’elle les vit, la surprise dilata son regard :

— Ho ! Mais ! C’est des poules ça ? Qu’est-ce qu’elles ont ?

— Ce sont des poules de batterie, l’informai-je.

— C’est vous qui les avez déplumées comme ça ? C’est horrible ! Hoooo ! que c’est laid ! On dirait des poulets crus !

— Non. Ce n’est pas nous qui avons fait ça. Cela est dû à leurs conditions de vie. Elles se piquent entre elles parce qu’elles deviennent folles les unes sur les autres et…

— Mon Dieu ! Qu’est-ce qu’elles sont cruelles entre elles, les poules ! J’aurais jamais cru ça !

Nous essayâmes de lui décrire l’enfer concentrationnaire de l’élevage en batterie, mais son esprit n’accrochait pas. Ça ne l’intéressait pas plus que ça. Venue pour nous demander des renseignements au sujet des iris, elle mit fin à nos explications par une boutade aussi drôle qu’un croque-mort déprimé :

— Eh, bien ! Au moins, vous aurez beaucoup moins de travail pour les passer à la casserole, elles sont déjà plumées. C’est pratique ! Je voulais vous demander : vous les arrosez beaucoup, les iris ?

Égarant subitement ma patience et économisant ma bonhomie, je lui fis comprendre que son humour m’avait donné un besoin urgent d’aller aux toilettes.

Ce soir-là, peu de temps après que la nuit se fut cassé la gueule… oui, ben… on dit toujours « à la tombée de la nuit ». Je trouve ça d’un commun ! Et puis repenser à la voisine m’a mis de mauvaise humeur, dois-je confesser. Donc, si vous préférez : Ce soir-là, peu de temps après que la nuit se fut ramassée, nos deux pauvres petites poules-zombies se couchèrent toutes seules, sans notre intervention, dans leur poulailler.

— Je vous préviens, ça pue ! me dit Lucien. L’odeur est très forte, mais c’est normal… c’est toujours comme ça.

Avant même qu’il n’ouvrît la porte, une émanation abrasive tenait le même discours à mes narines. L’air d’un moi qui se gratte la joue, je remis mes lunettes en marche. Il ouvrit le bâtiment et nous entrâmes. Il avait raison ! Mon nez n’en crut pas ses oreilles, tellement ça puait.

— C’e… u H …ur …atre …tage…, me dit Lucien.

Il y avait un tel vacarme aviaire que je n’entendis rien de ce qu’il me racontait. Il faut dire que tous les sens saturaient, pas seulement l’ouïe. Des milliers de caquètements dominaient l’espace sonore, une odeur pestilentielle régnait dans le monde olfactif et l’univers visuel, lui, était sous le contrôle du pire film d’horreur que l’on put imaginer. Des milliers d’oiseaux morts-vivants sortaient leur cou pelé à travers les grilles de leur prison pour picorer de la farine jaune dans une longue gouttière. D’autres, derrière ceux-là, attendaient leur tour en ne faisant rien d’autre que de tout simplement être. Il n’y avait rien à faire dans un environnement aussi pauvre. Rien à regarder. Rien à gratter. Rien d’autre à sentir que la puanteur éternelle du quotidien. Rien d’autre à entendre que le brouhaha constant de la foule aviaire.

— Comment ?

— C’… du …ur …quatre éta…

Je lui fis signe que je n’entendais rien.

Il s’approcha de moi pour me répéter en forçant la voix :

— C’est du H sur quatre étages.

— Ah, OK.

« Du H, ou du hasch », ma foi ? Du hasch sur quatre étages, c’est vrai que ça doit déchirer sa race, me dis-je. La plupart des plus puissantes fusées n’ayant que trois étages… La première partie de sa phrase resta mystérieuse, mais dans l’étroit couloir dans lequel nous nous trouvions, il y avait effectivement quatre étages de poules de chaque côté. Celles du dessus déféquaient-elles sur celles du dessous à travers leur sol en grillage ? Ce dernier était incliné vers l’avant pour laisser rouler les œufs qui étaient recueillis par une gouttière située sous celle qui avait la fonction de mangeoire.

Survenant sans doute d’un couloir voisin, car il y en avait deux ou trois parallèles, un homme poussait un chariot sur lequel il déposait les œufs qu’il ramassait. Il y en avait au moins quatre ou cinq par mètre de gouttière. En approchant, il nous sourit aimablement dans un signe de tête. Sa figure rubiconde et ronde comme un ballon faisait penser à un énorme bébé potelé. Je lui rendis son sourire. Il poursuivit son travail sans s’occuper de nous.

Il y avait des fientes accrochées au grillage un peu partout. Je vis aussi quelques oiseaux que la mort avait libérés de leur calvaire. Lucien n’eut pas l’air d’être alerté par ces cadavres. La grille qui figurait le sol avait des mailles suffisamment écartées pour laisser aisément passer les excréments, de ce fait les pattes passaient en partie à travers. On voyait de longues griffes se recourber dessous. Les enfilades de poules sur quatre étages s’étiraient en perspective à perte de vue sous un fort éclairage. Un type que je n’avais ni vu ni entendu arriver derrière moi dans ce tohu-bohu me contourna et parla dans l’oreille de Lucien. Ils conversèrent un moment, l’inconnu se retournant pour me regarder de temps à autre. Finalement, le nouveau venu s’éloigna et Lucien me posa une main sur l’épaule pour m’entraîner à l’extérieur.

— C’est mon fils, me dit-il. Il me reproche de vous faire visiter. Je ne veux pas le contrarier.

— Ah, je comprends, fauxjetonai-je.

— Je suis désolé. Il dit que ça ne regarde personne.

— Ce n’est pas grave, vraiment. C’est vraiment beaucoup de travail !

— Oui, hein !

— En effet ! Je suis admiratif, fauxculai-je.

Tout en poursuivant cette conversation, nous nous rapprochâmes de sa maison. Prenant l’air détaché du mec qui pose cette question juste pour entretenir la conversation, j’ajoutai :

— Et… les cadavres de poules, il ne faut pas les enlever ?

— Oui… Oh… Vont pas s’enfuir. Quand Maurice a le temps, il en enlève.

Je lui adressai une de mes savantes froncedessourcillations interrogative.

— Maurice, c’est celui qui ramassait les œufs tout à l’heure, précisa-t-il.

Nous arrivâmes devant chez lui. Les marcassins passèrent leur groin frémissant à travers les planches pour nous solliciter.

— Bon ! fis-je en lui tendant la main. Je vais vous laisser. Je vous remercie énormément et je suis désolé d’avoir dérangé votre fils.

— Pas grave. Au fait, vous en mangez du saucisson ou pas ?

— J’en mange, mentis-je. J’aime trop ça, même. Mais, le toubib m’a conseillé d’arrêter la charcuterie.

— Booo ! C’est pas le mien qui vous fera mal. C’est du naturel.

J’eus un regard pour les deux petits cochons sauvages, plus sauvages. Comment refuser sans passer pour un herbivore radical qui éveille la méfiance ? Déjà que son fils… Le destin me vint en aide en faisant sonner mon téléphone fort opportunément. Je le portai (devant mon oreille, on l’aura deviné.) :

— Oui ? prononçai-je avec ce sens de l’à propos que l’on me connaît par delà les galaxies.

Il s’agissait d’un type de la pharmacie canadienne qui voulait me proposer des pilules bleues à un prix imbattable. Je lui coupai la parole en criant :

— Non ! Quoi ? Holala ! Holala ! j’arrive tout de suite.

Raccrochant puis empochant mon téléphone, je partis d’un pas vif en criant par-dessus mon épaule :

— Excusez-moi Lucien, il y a eu un problème. Je dois partir d’urgence !

Je sortis de chez lui au trot, m’engouffrai dans ma voiture et démarrai en trombe, comme si mille diables fussent à mes trousses. Deux ou trois minutes plus tard, je vis un bébé géant marcher sur le bord de la route. Maurice ! m’exclamai-je en moi-même. Je m’arrêtai et, baissant la vitre droite, je lui demandai :

— Voulez-vous que j’économise vos pas ?

Il parut me reconnaître, car il répondit jovialement :

— Ma foi ! s’pa d’refus !

Je le fis monter dans ma caisse et redémarrai. Il me remercia en posant entre ses jambes le sac qu’il portait à son épaule.

— Où puis-je vous conduire ? demandai-je.

— Je vous dirai de vous arrêter. J’habite un peu plus loin.

Je pris soin de ne pas aller trop vite, car j’avais dans l’idée de faire durer la conversation au maximum.

— Alors, me dit-il. Vous êtes de la famille du patron ?

— Ah, non… Je ne suis qu’un simple visiteur. Je pensais que vous…

— Non. Moi, je ne suis qu’un employé. Je ramasse les œufs quand c’est en panne. Et je fais un peu propre, quand j’ai le temps.

— En panne ?

— Oui. Normalement, les œufs sont ramassés automatiquement, mais parfois ça marche plus. Le truc se coince un moment.

— Ah ! pas trop dur comme boulot ?

— Bah… Ça ou la terre… Faut bien travailler.

— Faire propre, ça veut dire aussi enlever les poules mortes ?

Difficile de l’interroger sans risquer d’éveiller la méfiance, mais j’avais conscience que je n’aurais pas l’occasion de discuter longtemps avec lui. Mais ma question ne le dérangea visiblement pas.

— Ouais, enlever les poules mortes et toute la merde.

— Ah… Mais pourquoi meurent-elles ?

— Des fois on sait pas, pour rien. Des coups de bec des autres. Parfois, elles se font saigner. Elles perdent du sang et elles meurent. Des fois, elles restent collées.

— Collées ?

— Oui, les pattes, elles se collent au grillage, les griffes s’entourent. La chair est comme greffée au grillage. Il y en a qui peuvent plus bouger, quand on les sort on est obligés de les arracher.

— Les sortir, ça veut dire quand vous vous en débarrassez ?

— Oui, au bout d’un an elles pondent moins. Elles sont fatiguées, alors elles vont à l’abattoir et on en met des neuves.

— Quel âge ont-elles quand elles arrivent ?

— Six mois.

— Elles vont à l’abattoir à un an et demi, alors ?

— C’est ça, oui.

— Vous avez dit, il faut les arracher, celles qui sont collées…

— Ben, oui. Il faut tirer un grand coup pour les arracher.

— Ça doit leur faire mal, elles doivent saigner ?

— Ça saigne, c’est sûr.

— Ça ne vous fait pas de la peine ?

— Si. Mais je serre les dents et je tire un grand coup. J’essaye de pas y penser. Faut bien gagner sa vie. C’est pas facile pour moi non plus. Avec les poux, tout ça.

— Les poux ?

— Oui. Il y a des poux partout. Elles en sont pleines.

— Ces poux peuvent s’attaquer aux humains ?

— Il paraît que non, mais moi, ça me démange de partout des fois… Ah… ralentissez, vous allez me laisser là, à l’entrée du chemin.

Je m’arrêtai à l’endroit indiqué. Il descendit de la voiture en me remerciant, pendit son sac à son épaule et s’éloigna sur un chemin de terre. J’arrêtai la caméra de mes lunettes et je repris la route.

Arrivé chez moi, je mis la carte micro SD des lunettes dans mon ordinateur. Et… que vis-je ? Hein ? Devinez… Deux films. Le premier montrait le trajet de chez moi jusqu’au domicile de Lucien. Sur le deuxième on pouvait suivre la route pour revenir chez moi, à partir de l’endroit où j’avais déposé Maurice, ainsi que tout ce qui s’était passé, vu depuis mon nez, jusqu’au moment où j’avais extrait la carte micro SD. J’avais tout simplement tout inversé. Arrêtant la caméra en croyant la démarrer et vice versa. Aucune image de l’enfer aviaire, donc. Mais, bon…

Au bout d’une dizaine de jours, Co et Ga s’étaient tellement habituées à nous qu’elles mangeaient ou buvaient dans nos mains et nous suivaient partout dès que nous étions dans le jardin. Elles sont toujours collées à nous, à tel point que ma compagne est obligée de retenir leur attention loin de moi si je veux piocher, scier ou faire quoi que ce soit de dangereux pour elles, car elles se mettent sous ma pioche pour m’aider à creuser. La première fois qu’il y a eu un fort vent, Co, qui est la plus impressionnable, restait collée contre nos chevilles, poussant des petits cris en regardant les branches de l’érable qui s’agitaient. Nous eûmes plusieurs occasions de remarquer qu’elles ont une vue exceptionnelle et qu’elles s’intéressent au moindre détail nouveau dans leur champ de vision. À la manière des oiseaux, c’est-à-dire avec de brefs coups d’œil de côté ou de face, Ga regardait un jour quelque chose en l’air. Nous ne vîmes pas tout de suite ce que c’était, tant c’était discret. Mais au bout de quatre ou cinq de ses coups d’œil, nous remarquâmes qu’elle observait un minuscule point qui brillait dans le ciel bleu. Il s’agissait d’un avion volant très haut qui renvoyait parfois un furtif éclat de soleil. Nous avons eu aussi le temps de constater qu’elles n’ont pas du tout la même personnalité. Par exemple, lorsque nous leur donnons du pain mouillé, Co en met rapidement sur le côté de la mangeoire pour le consommer ensuite. Elle se fait un petit stock perso. Ga écarte les ailes pour occuper le plus de place possible devant la mangeoire. Ça ne les empêche pas d’être toujours ensemble, elles ne se battent jamais ouvertement, mais… pour la bouffe, c’est chacun sa mère. Co est très vive, elle est toujours la première à attraper ce qu’on lance dans le jardin à leur intention. Ga, toujours dans la lune, arrive quand la première a déjà presque tout fini. En revanche, Ga se débrouille toujours pour monter sur ce qu’il faut ou pour passer là où il faut pour accéder à de la nourriture perchée ou cachée quelque part. C’est tout juste si elle ne sait pas ouvrir les portes des placards dans l’abri de jardin. Co est rapide en réaction et en action, Ga est une scientifique réfléchie toujours ensuquée à force de réfléchir. Nous avons finalement décidé de prendre les œufs, car elles n’en faisaient visiblement rien. Ils s’accumulaient dans le poulailler et il leur arrivait d’en casser. L’œuf pourri ça fane le nez, croyez-moi ! Nous les donnons. Tant d’œufs donnés c’est toujours tant d’œufs qui ne seront pas achetés.

Co Cotte et Ga Linette ont quitté l’enfer des hommes. Nous avons découvert, un peu tard j’en conviens, qu’elles étaient infestées de poux ; heureusement, grâce à des conseils avisés nous avons pu éliminer ces parasites. Elles se sont complètement remplumées. Ce sont deux jolies oiselles. Deux sur des dizaines de milliers…

Je n’oublierai jamais toutes leurs congénères prisonnières de mes congénères. Le sordide alignement des milliers de cous déplumés qui dépassaient du grillage. Tous ces petits corps écorchés contraints à l’immobilité dans nos prisons. Toutes ces individualités que la multitude dilue dans un ensemble homogène, comme tous les grains de riz qui deviennent du riz. Toutes ces odeurs qui ne deviennent qu’une horrible puanteur. Tous ces cris de détresse qui ne forment qu’une seule clameur de souffrance. La souffrance que nous produisons, nous humains, nous membres de l’espèce supérieure. Tout cela pourquoi ? Pour ingérer des œufs…

Quelques mois plus tard, j’ai revu Maurice. J’avoue que j’ai provoqué la rencontre en passant plusieurs fois « incidemment » sur la route qui sépare sa maison de l’élevage de poules en batterie. Il accepta avec plaisir de monter dans ma voiture jusqu’à son lieu de travail. Grâce à cette rencontre fortuite perfidement provoquée, j’eus l’occasion de lui demander s’il lui était possible de me montrer comment il travaillait. Sa figure de grand bébé aux grosses joues rouges toutes rondes sourit. Apparemment heureux de changer la routine de son quotidien, il a tout de suite accepté de me faire revenir dans l’ancien lieu de vie de Co et Ga.

— Vous allez voir, m’a-t-il dit. Les poules sont toutes neuves. On vient de les changer. Elles sont pas toutes là, mais il y en a déjà pas mal.

— Que sont devenues les autres ?

— Les autres ?

— Oui, les anciennes ?

— À l’abattoir, pardi ! Mais, il en restait moins que l’année dernière. Beaucoup sont mortes cette année.

Cette fois, j’ai pris quelques photos.

Co et Ga, anciennes poules de batterie

Elles sont « toutes neuves » et pas encore tassées au maximum, car il en viendra d’autres.

Co et Ga, anciennes poules de batterie

Co et Ga, anciennes poules de batterie
 

Cet article est extrait de

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Complément

Quand nous avons accueilli Co et Ga, elles ressemblaient plutôt à ces pauvresx oiseau-là (Poules de l’exploitation du GAEC du Perrat, dans l’Ain.) :

Co et Ga, anciennes poules de batterie
 

Aujourd’hui, les voilà toutes les deux dans leur petite maison en bois :

Co et Ga, anciennes poules de batterie
 

Elles n’ont plus du tout peur des humains, en tout cas pas de nous. Elles aiment boire dans ma main, quand je fais couler l’arrosoir dans ma paume :

Co et Ga, anciennes poules de batterie
 

Au lieu de fuir, ou de se contracter en tremblant de la crête aux pattes, comme aux premiers jours, elles recherchent notre compagnie et restent tout le temps dans nos jambes :

Co et Ga, anciennes poules de batterie
Co et Ga, anciennes poules de batterie
 

Nous avons tellement progressé en communication que sans le parler nous comprenons presque couramment le poule. Selon la vocalisation, nous savons si elles appellent parce qu’elles ont peur d’un chat, ou parce qu’elles pondent ou encore parce qu’elles veulent simplement nous voir. J’ai pris l’habitude de les soulever gentiment jusqu’à mon visage pour leur dire quelques gentillesses et compliments. Au début, Co était un petit peu fuyante alors que Ga se laissait faire facilement. Un jour, contrairement à l’habitude, j’ai commencé par Ga, puis j’ai ignoré Co. C’est alors qu’elle est venue entre mes jambes et, tournant la tête en haut, elle m’a regardé genre : « Eh moi aussi ! » Alors, je l’ai soulevée à son tour et elle était contente. En fait, j’ai découvert qu’elle est assez jalouse. Il suffit donc que je commence par sa copine pour qu’elle réclame sa part d’attention.

Leur personnalité se confirme à nos yeux par une foultitude de différences de comportements et de réactions aux mêmes événements.

Cet hiver, la neige est apparue soudainement tandis qu’elles étaient en train de gratter sous un grand romarin. Le jour déclinait. Elles regardaient l’étendue blanche s’étendre autour de l’arbuste et les flocons qui tombaient sans oser sortir de leur abri pour rejoindre leur poulailler situé de l’autre côté de la maison. Je les ai donc appelées. Ga a été la première à oser marcher dans la neige pour me rejoindre, mais Co l’a aussitôt suivie. Alors que je les conduisais au poulailler, elles étaient si collées à moi que j’avais de la peine à ne pas leur marcher sur les pattes. Mais, elles ont découvert qu’on pouvait fouler ce truc blanc et le lendemain, elles l’ont piétiné et gratté dans tous les sens. Que de changement par rapport au monde de grillage qu’elles avaient quitté !

 

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Saviez-vous que les poussins communiquent avec leur mère alors qu’ils sont encore dans l’œuf ?

Saviez-vous que les poussins qui ont à peine cinq jours savent compter et faire des opérations mathématiques ?

Saviez-vous que les poules ont deux fovéas dans chaque œil ?

Saviez-vous qu’elles ont des relations sociales très complexes ?

Vous apprendrez beaucoup de choses surprenantes sur ces oiseaux dans cette

 

En savoir plus sur la production des œufs

 

Réactions sur facebook

 

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Remerciements

Je remercie :

Stéphanie Valentin, le groupe FB : Une Seconde Vie Pour Nos Poules (et animaux de ferme) Issus De Sauvetages et La maison des chats pour leurs conseils éclairés qui nous ont permis de prendre soin de Co et Ga, notamment pour les débarrasser des poux qui les infestaient.

 
 

Dans la même veine :

Michael Pie

Hé, les gens et les Jane !
Vous savez presque tous qui était Michael Jackson ! N’est-ce pas ?
Mais vous n’avez probablement jamais entendu parler de Michael Pie.
C’est là que je raconte notre histoire.



 

 

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Michael Pie

Michael Pie

 

Michael Pie est un oiseau.

J’ai fait sa connaissance un samedi, en fin d’après-midi. Ma compagne l’a vu avant moi.

— Ho, regarde ! s’est-elle exclamée. Là, le petit oiseau !

Boris Tzaprenko Michael Pie 1

Sur le sol, au pied d’un gros tilleul, je vois à mon tour une petite pie. L’oisillon est-il tombé du nid ? Probablement, mais comment savoir vraiment ? Nous nous inquiétons un peu pour lui, car il est à deux mètres de la route du lotissement et aussi parce qu’il y a de nombreux chats dans le quartier.

Boris Tzaprenko Michael Pie 1

Comme nous nous approchons lentement de lui pour voir s’il n’est pas blessé, il recule un peu, manifestement pour se cacher sous les quelques menues branches du tilleul qui, au ras du sol, forment un bosquet à la base de son tronc. Apparemment rassuré de se trouver sous le couvert d’une unique feuille que le vent agite doucement, l’oiseau nous toise tour à tour. Sa petite tête, s’orientant sans cesse vers chacun de nous, est renversée en arrière, car il nous observe dans les yeux. J’en suis absolument certain. Nos regards se croisent. À son échelle, nous sommes des girafes géantes ! Et pourtant c’est bien tout en haut, là où nous le voyons nous-mêmes, qu’il nous guette. Je suis frappé par sa perspicacité, sa capacité à situer l’autre que je suis pour lui, à localiser le siège de ma perception. Cet enfant, qui n’a probablement que deux ou trois semaines de vie, est pourtant déjà capable de trouver le regard d’un géant d’une espèce très différente de la sienne qu’il voit sans doute pour la première fois d’aussi près.

La feuille qui dodeline devant lui est en même temps là pour me rappeler l’innocente naïveté avec laquelle il a choisi sa cachette.

Bon ! ça y est, merde ! Nous commençons à nous faire vraiment du souci pour lui. Entre les voitures et les chats, il a plus de chances de mourir que de vivre.

Des pies jacassent au-dessus de nos têtes, là-haut dans le feuillage du tilleul. Dans l’espoir qu’il s’agit de ses parents et qu’ils vont s’occuper de lui, nous rentrons donc chez nous en laissant l’enfant derrière sa feuille. Mais comme nous habitons à trente mètres de là, nous ne pouvons nous empêcher de laisser le portail entrouvert pour suivre discrètement ce qu’il advient de lui. Nous attendons que papa et maman pie le prennent en charge.

À la première voiture qui passe, j’ai envie d’installer une barrière pour dévier la circulation. Quand j’en vois plus loin une deuxième entrer dans le lotissement, je regrette de ne pas posséder un lance-roquettes. Que faire ? J’aurais peut-être dû le déplacer pour l’éloigner de la voie, mais j’ai tellement entendu dire que toucher un oisillon c’est le condamner ; les parents détecteraient l’odeur humaine et cela les conduirait au mieux à abandonner le petit, au pire à le tuer. Je n’étais pas encore certain qu’il s’agissait d’une de ces conneries, comme tant d’autres, que l’espèce humaine aime à répéter. Dix minutes plus tard, risquant un arrêt cardiaque chaque fois que des roues passent à moins d’un mètre de la petite pie, je n’y tiens plus. Je me propose de la déplacer avec des gants pour éviter de lui donner mon odeur fatale et j’accepte sur-le-champ cette proposition. Ça tombe bien, j’ai justement une paire toute neuve de gants de bricolage en tissu et caoutchouc. Je les enfile et je vais chercher l’enfant. Je pense que j’ai déconné, mais la perspective de le toucher, malgré mes gants, me faisait tant redouter que ses parents… que le temps de me couvrir les mains, j’avais changé d’avis sans même m’en rendre vraiment compte.

Boris Tzaprenko Michael Pie 2

J’en fais part à ma compagne qui objecte, à fort juste titre, que si les parents nous observent, ce serait cruel d’enlever leur enfant sous leurs yeux. Cette remarque me fait de nouveau hésiter ; nous continuons donc à guetter ce qu’il se passe de loin. Mais les géniteurs ne se manifestent toujours pas et le petit non-humain se met à sautiller sur la voie. Alors je le récupère d’urgence et, cinq minutes plus tard, il se retrouve chez nous dans une boîte à chaussures garnie de foin. J’ai pu l’attraper assez facilement et au lieu de manifester de la frayeur, il ouvre si grand le bec qu’il semble disposé à tout enfourner.

Nous n’avons pas besoin de la perspicacité du lieutenant Colombo pour en déduire qu’il réclame à manger. C’est la panique ! Me grattant le crâne et me rongeant les ongles, je fouille dans tous les placards, sans même savoir ce que je cherche vraiment. Qu’est-ce que ça mange un bébé pie ? Je reviens près de lui. Une petite tête, ronde comme une boule, couverte de velours noir, nous regarde bien dans les yeux, chacun son tour. Moi, ma compagne, moi… Il pousse un cri menu et ouvre de nouveau si grand son bec qu’il est sur le point de se retrousser. Tandis que celle qui partage ma vie cherche sur internet quelle nourriture convient à un bébé pie, je prépare un peu de pain bien mouillé, dans l’espoir de l’alimenter et de l’hydrater en même temps. J’en enfourne un peu, avec le manche d’une petite cuillère, dans l’abîme que me présente l’oisillon. Pas facile ! Je ne m’y prends pas très bien. J’ai peur de lui faire mal en enfonçant mon bec improvisé trop profondément dans sa gorge. Plus de la moitié du pain tombe à côté de lui, mais il parvient tout de même à en absorber environ une demi-cuillère à café.

C’est alors que l’enfant oiseau se livre devant nous à une surprenante manœuvre. Il se met à reculer dans sa boîte en se dandinant d’une étrange façon, un peu comme s’il se contorsionnait de douleur. Heureusement, cela ne dure qu’une seconde ou deux. Entre-temps, ma compagne apprend sur internet qu’il est possible de lui donner du jaune d’œuf. Nous avons deux poules de réforme, ex-pondeuses de batterie, que nous avons adoptées pour leur offrir une paisible retraite. Elles pondent encore un peu, deux ou trois œufs par semaine. Allez hop ! J’en mets un dans de l’eau bouillante. Pendant qu’il cuit, l’enfant mate les environs par-dessus les bords de sa boîte. Son attention se portant aussi sur ces derniers, il les tapote ici et là de quelques brefs coups de bec curieux. Genre : « Mais où suis-je ? Qu’est-ce qu’il y a autour de moi ? C’est quoi ce truc ? Est-ce solide ? Pourquoi suis-je là ? » Dix minutes plus tard, j’écrase un jaune d’œuf dur avec de l’eau pour former une pâte nourrissante et hydratante facile à ingurgiter. Le bébé pie me montre de nouveau ses profondeurs abyssales. J’enfourne deux contenus de queue de petite cuillère dans ce gouffre. Ça se passe déjà beaucoup mieux que la première fois. Je n’en fais presque pas tomber à côté. Aussi, me sens-je un peu papa pie. J’ai le plaisir de penser que, à part l’allure, il ne me manque pas grand-chose. Mon autosatisfaction est cependant de courte durée, car l’enfant recule de quelques pas en se tortillant de nouveau d’une manière très inquiétante. Nous espérons que ce n’est pas de douleur ! Ses mouvements ressemblent à la surprenante chorégraphie du « moonwalk », qui, vous l’avez deviné, nous inspirera son nom ; je vous jure que Michael Jackson l’eût chaleureusement félicité. Heureusement, cette préoccupante pantomime n’excède guère une seconde. À la suite de celle-ci, l’oisillon plie son cou pour poser son bec sur son aile gauche et s’endort paisiblement. Nous chuchotons et marchons sur la pointe des pieds. Dix minutes plus tard, Michael émet un petit « Tiii ! » et bée à nouveau. On ne s’improvise pas père pie dans la minute, j’vous jure ! Cet abîme, qui oscille légèrement, me porte à croire que si je ne lance rien à l’intérieur dans la seconde qui suit, je serai responsable de la mort d’un enfant qui ne m’avait rien demandé. Je me précipite donc de nouveau dans la cuisine pour préparer de la mixture. Jaune d’œuf et pain bien écrasé et bien mouillé. J’en enfonce aussitôt deux manches de petite cuillère dans l’insondable vacuité de Michael. Il les engouffre avec une telle bonne volonté que je ne peux qu’être attendri par la confiance aveugle qu’il me témoigne. Quoi que je lui eusse proposé, même une boule de pétanque, il l’eût gobé avec un enthousiasme comparable. De ce fait, je culpabilise d’autant plus quand il recule dans son troisième moonwalk et défèque quelque peu énergiquement. C’est horrible ! nous disons-nous. Nous sommes en train de lui brûler les entrailles. À notre soulagement, modéré, le petit Michael se calme aussitôt. Ses minuscules yeux noirs nous regardent et explorent de nouveau ce qui l’entoure par-dessus le rebord de la boîte.

Tous les combien de temps allons-nous devoir l’alimenter ? Comme je le disais, nous n’étions pas du tout préparés à être des parents pie. Il va bientôt faire nuit. Vais-je devoir me lever toutes les dix minutes ? Michael pose son bec sur son aile et s’enfonce dans un sommeil profond aux songes aussi mystérieux que peuvent l’être ceux d’un petit oiseau pour un humain.

Nous décidons de lui faire passer la nuit dans l’obscurité du cellier. Je me prépare à l’idée de devoir bondir pour le nourrir, au moindre « Tiii ! » qui filtrera à travers la porte, tout en espérant que les vrais parents pie dorment la nuit.

*

Nous avons pu dormir normalement toute la nuit. Ce dimanche matin, quand j’ouvre le cellier Michael me regarde entrer. J’attrape sa boîte pour le ramener dans la salle de séjour.

En le posant sur le carrelage, je lui demande :

— T’as bien dormi, petit oiseau ?

— Tiii ! Tiii ! Tiii !

L’abîme qu’il me tend est des plus significatifs : il n’a pas perdu l’appétit. J’écrase un peu de jaune d’œuf que je mélange avec du riz super bien cuit. Je malaxe cette mixture avec de l’eau jusqu’à en faire une sorte de crème onctueuse et je lui en fais avaler quatre queues de petite cuillère jusqu’à ce qu’il n’en réclame plus. Nous avons droit au désormais traditionnel moonwalk, puis pour refaire de la place après cette admission il remet en fonction son échappement. Splaf ! il va falloir faire le ménage dans la boîte ! Petit Michael doit partager cet avis, car au lieu de faire une sieste suite à ce repas, il prend son élan et saute par-dessus le bord de la boîte. Il retombe assez lourdement sur le carrelage, mais se redresse prestement et commence à visiter les lieux à petits pas incertains. Comme ses pattes, fines comme des allumettes, glissent sur les carreaux, il se déplace en luttant contre le grand écart. Tiii ! Tiii ! s’exclame-t-il quand ce dernier le plaque au sol. Nous le laissons explorer quelques mètres carrés, mais nous avons peur qu’il se faufile innocemment sous un canapé.

Boris Tzaprenko Michael Pie 3

Nous choisissons un autre carton beaucoup plus grand, un carton de déménagement. Du foin neuf, quelques pignes de pin, des bouts de bois et d’écorce pour le distraire et nous le mettons au milieu de ce décor. Le petiot ne proteste pas, mais il regarde autour de lui, comme je le ferais moi-même si quatre murs de trente mètres de haut s’élevaient brusquement autour de moi. Alors nous le sortons dans le jardin. Il sautille dans l’herbe pour se diriger entre un mur et un fouillis végétal d’où il serait difficile de l’extraire en cas de besoin, pour le nourrir par exemple. Notre crainte est-elle légitime ? Nous envisageons la possibilité qu’il sache ce qu’il fait, qu’il soit assez grand pour se débrouiller seul ! Peut-être n’aurions-nous déjà pas dû le prendre avec nous, mais, de peur de le perdre, nous écourtons la promenade. Une voix intérieure me dit cependant que je suis un papa pie un peu maman poule.

Le reste de la journée se passe finalement assez vite. Michael dort beaucoup et souvent. À la fin de chacune de ses siestes, il écartèle son bec. J’enfourne alors toutes les provisions de la maison dedans puis nous le distrayons un peu : fleurs, herbes, épis… Il tente une ou deux fois de sortir du carton en sautant et battant des ailes, mais il se ramasse dans le foin.

*

Lundi matin, l’enfant engouffre trois queues de cuillère de mixture.

Nous téléphonons à une association de protection et sauvegarde des oiseaux. Un gonze très sympathique, et manifestement compétent, écoute patiemment mes explications et me conseille de mettre Michael dehors dans son carton, quelque part perché à deux mètres de haut, pour que ses parents le repèrent et s’occupent de lui.

Boris Tzaprenko Michael Pie 4a

— Hélas, je l’ai touché, lui dis-je.

Il me rassure en affirmant que cela n’a aucune importance, que les parents des oiseaux n’abandonnent pas leurs enfants pour si peu. Je remercie avec une telle gratitude que le type a dû se demander si je n’étais pas en fait une maman pie qui l’appelait pour vérifier comment cette association s’occupait des siens ; je ne saurais lui en vouloir si ce soupçon lui a traversé l’esprit.

J’emplis le petit Michael et nous le montons au sommet de l’un des piliers en béton du portail d’entrée. Je prends soin de mettre une grosse pierre au fond du carton pour éviter que le vent ne l’emporte. Nous attendons en surveillant discrètement derrière les rideaux. C’est le moment que choisit l’enfant pour parvenir à sortir de sa boîte. Il se pose en équilibre précaire sur le fin rebord et regarde le vaste monde alentour en basculant tantôt vers l’avant tantôt vers l’arrière. Je serre des dents, car juste sous lui se trouvent un treillis de ronces et un pyracantha ; les épines de ce dernier crèveraient aisément les roues d’un train !

Boris Tzaprenko Michael Pie 4b

Je m’écris silencieusement ! « Merde, Michael ! Tu as dû faire mourir tes parents d’une crise cardiaque, en fait ! »

Il se retourne de temps en temps pour regarder dans notre direction. Légèrement secoué par quelques rafales qui font bouger le carton, il oscille de plus en plus dangereusement d’avant en arrière. L’imaginant déjà choir dans les épines, nous n’y tenons plus. Je l’attrape et nous décidons de changer de stratégie. Nous nous débarrassons du carton et nous allons poser Michael sur une branche, celle d’un arbre voisin du tilleul au pied duquel nous l’avions trouvé. L’enfant est à moins de deux mètres de haut.

Là, il est un peu éloigné de l’attention des chats et il ne risque plus de se faire écraser par une voiture. Nous agissons avec le plus de discrétion possible afin d’éviter d’être vus par les voisins. Les imbéciles sont bien plus dangereux pour lui que les petits félins. Certains pourraient avoir l’idée de faire des selfies, Michael dans la main, Michael sur l’épaule…

Le gosse nous regarde.

— Michael… Reste bien sage ici, tes parents vont s’occuper de toi.

— Tiii ! Tiii !

— Peut-être… euh… On fait comme ça alors, hein ?

— Tiii !

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Il est midi. Il ouvre un abîme tout au fond duquel on devine un jabot insatiable. J’avais prévu le coup. Hop ! trois chargements de queue de sa petite cuillère (oui, c’est devenu la sienne, nous envisageons d’y faire graver Michael). Son moonwalk manque de le faire tomber de sa branche, mais il récupère juste à temps son équilibre. Il semble rassasié, car il refuse une nouvelle proposition de nourriture. Je sens que, si cela faisait partie des mimiques de son espèce, il sourirait d’aise à s’en déboîter le bec. Nous lui disons au revoir, lui souhaitons mentalement bonne chance et nous le laissons seul assumer son destin d’oiseau libre.

Plusieurs fois dans l’après-midi nous guettons la cime des arbres qui sont autour de l’enfant. Nous nous précipitons dans le jardin à chaque jacassement pour scruter le ciel. Sont-ce les parents de Michael ? Impossible de s’approcher au risque de perturber les éventuelles retrouvailles. Nous avons téléphoné à une autre asso spécialisée qui possède un refuge pour les oiseaux sauvages. Une dame très aimable nous a réassurés en expliquant que les pies sont très attachées à leur progéniture, qu’elles protègent les oisillons et les nourrissent avec un grand sens du devoir. Elle nous apprend aussi que l’espèce n’est pas du tout nocturne et que les parents dorment la nuit. Donc, si nous voulons nous assurer que tout va bien, sans déranger, il faut y aller la nuit. Ce soir-là, dès que cette dernière est tombée, nous allons voir le gosse, avec bien sûr ce qu’il faut pour le restaurer, au cas où.

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Cette fois encore, nous faisons tout pour ne pas nous faire remarquer par le voisinage.

Michael est toujours là. Il n’a pas bougé.

Ma compagne dirige notre lampe dans le feuillage au-dessus de lui pour éclairer sans l’éblouir. Le môme nous accueille avec un enthousiasme visible. Il ouvre un puits si profond qu’il doit déboucher de l’autre côté du monde en Nouvelle-Calédonie. Il avale quatre chargements de queue de sa petite cuillère sans prendre le temps de respirer. Et, là… devinez quoi !…

Moonwalk, puis caca et… il bascule en arrière pour rester suspendu à ses petites griffes incroyablement efficaces. La tête en bas, il ressemble à une chauve-souris. Merde Michael ! Mais qu’est-ce que tu fous ? Je le redresse vivement et le repose avec précaution sur l’arbre.

— Mais enfin, qu’as-tu donc à faire le pitre ?!

— Tiii !

— Pheeee ! Oui, mais tout de même, tu déconnes !

Il tourne la tête contre son aile et s’endort peinard. Nous rentrons chez nous en murmurant dans l’obscurité.

— T’as vu comme il avait faim !

— Oui, comment savoir si les parents s’en occupent ?

— Faut pas y penser, faut pas s’attacher…

— On s’attache pas… On va juste voir en pleine nuit comment il va, c’est tout…

etc.

*

Cette nuit, j’ai soudainement enfin compris pourquoi Michael pratique le moonwalk. C’est parce qu’il défèque presque toujours juste après avoir mangé ; sa petite marche arrière avant le largage sert évidemment à éviter de souiller le nid. C’est sans doute un réflexe de son espèce qui demeure même quand il n’est pas dans un nid.

Mardi matin, nous nous efforçons de ne pas aller le voir pour laisser la nature tranquille. Vers midi, je vais faire un tour dans un magasin de bricolage et en revenant je me débrouille pour passer assez près de l’arbre de Michael. Je sursaute intérieurement, car il n’est plus sur sa branche. Je le vois au sol, sur le parking, à la vue de tous, et surtout en situation de se faire aplatir. Je me gare à la Starsky et Hutch et me rue hors de la voiture. C’est le moment que préfère la voisine pour m’interpeller afin de me parler de ses problèmes de santé. Impossible de l’ignorer sans passer pour un sauvage. J’invente une violente allergie au pollen m’obligeant à prendre un médicament de toute urgence. Sur ça, je disparais en courant et je vais voir Michael. À ma vue, il s’éloigne en sautillant à pieds joints comme le font les grandes pies. J’essaie de le rattraper.

— Michael, ne reste pas là ! C’est dangereux !

Le môme se met à tourner autour d’un buisson pour m’échapper. Je m’accroupis et je l’appelle :

— Michael ! C’est moi, c’est papa !

L’enfant me reconnaît. Il fait demi-tour et sautille vers moi. Un peu inquiet, je regarde autour de nous en craignant que mes voisins se demandent ce que je fous, accroupi, interpellant une pie pour lui dire que je suis son père. Heureusement, personne ne m’a vu apparemment. Je remets le petit dans l’arbre.

— Michael, écoute-moi. Tu dois rester en sécurité ici… tu… euh… ta maman et ton papa…

— Tiii !

La béance vertigineuse qu’il exhibe ostensiblement m’incite à lui promettre de revenir vite pour le sustenter. Trois minutes plus tard, je lui propose ma nouvelle recette : jaune d’œuf dur associé à 50% de maïs (corn flakes pur trempés toute la nuit dans du lait d’amande). La petite pie s’en remplit. S’agit-il d’une femelle ou d’un mâle ? Nous n’en savons toujours rien, mais bon…

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Ce mardi soir, nous voulons faire comme la veille. Dès la tombée de la nuit, nous allons à sa rencontre. Mais il a disparu. Il n’est plus sur l’arbre. Nous cherchons. À voix basse, toujours pour ne pas alerter le voisinage, ma compagne l’appelle :

— Michael ? Michael ?

— Tiii !

Cette réponse qui nous réchauffe le cœur sort d’un fourré dans lequel nous pénétrons à quatre pattes. Je vous laisse imaginer ce qu’en penseraient les voisins, si quelqu’un nous surprenait. Encore un couple en recherche de sensations nouvelles !

Michael est là. Il nous accueille avec force « Tiii ! » et moult profondeurs insondables. Nous le nourrissons sur place, à la lueur de la lampe. Ce faisant, je me démonte le genou gauche sur un caillou pointu. Nous décidons de le laisser là. Il est bien planqué ; il ne risque rien. Nous devons le laisser faire.

*

Mercredi.

Nous efforçant toujours de ne pas gêner les parents, nous nous contraignons à ne pas aller le (ou la) voir durant toute la matinée. À midi, nous faisons semblant de chercher quelque chose dans la voiture pour regarder mine de rien si quelqu’un risque de se rendre compte de notre manège. Personne. Étant donné la chaleur, les volets sont fermés. Nous nous enfonçons à quatre pattes dans le buisson où Michael habite désormais. Il nous accueille Tiiitiiiement et très béantement. Allez, hop ! Papa mézigue lui enfile de sa nouvelle recette dans le gosier. Il kiffe, ça se voit ! Mon œil de père pie de plus en plus exercé ne peut pas s’y tromper.

Nous ne savons toujours pas si les parents l’ont repéré et s’ils s’en occupent. L’appétit qu’il manifeste à chacune de nos rencontres nous laisse craindre le contraire. Espérant malgré tout qu’ils le prennent en charge et qu’il retrouve sa vie d’oiseau libre nous choisissons d’aller le voir ce soir-là, mais pas demain matin. Ce sera dur d’y renoncer, mais… imaginons que ses parents lui portent à manger, mais qu’à cause de nous il n’ait plus faim, nous disons-nous.

— Bon, d’accord, on n’y va pas demain, mais on le gave ce soir.

— Dac !

— Mais, faut pas s’attacher, hein !

— Non… On va juste ramper sous un buisson dans l’obscurité. Seulement pour vérifier qu’il va bien et lui donner un peu à manger… C’est tout !

— Bon, ça va… Je voulais nous mettre en garde pour éviter qu’on s’attache…

— Tu vois bien que non… On souhaite simplement s’assurer que la nouvelle recette convient à une pie. Pure curiosité scientifique.

*

Jeudi.

Nous prenons le parti d’aller voir ce qu’il advient de l’enfant, mais pas avant onze heures, afin de laisser aux parents l’occasion de le nourrir dans la matinée. Je vous prie de croire qu’à onze heures moins cinq le papa pie que je suis se tient près de la porte, sa dernière recette pour le petit Michael en main. Ma compagne me devance pourtant, elle sort avant moi. Et alors… là ! Qu’est-ce qui se passe ? Hein ? Je vous laisse deviner… Alors ? Faites des propositions !

Non, vous ne trouverez pas. Vous ne pouvez pas trouver, puisque moi-même qui suis son pè… Enfin… je veux dire moi-même le connaissant mieux que vous… Je ne m’en doutais pas.

— Il est là !

— Qui ça ? m’enquiers-je. De qui tu par… tu… euh !

Elle parle de Michael. Il est là, sur le seuil. Il est entré sous le portail dans la petite cour située devant notre maison et il semble sur le point de toquer à la porte.

— Tiii ! Tiii !

De l’endroit où il se trouvait dans son buisson, notre portail est vu sous un angle de cinq degrés maximum. Nous sommes dans un lotissement, il y a des maisons partout. Il n’y a que deux explications au fait qu’il soit à présent là devant nous. L’une, c’est le hasard : 360° / 5° = 72. Donc 1 chance sur 72. L’autre hypothèse est que du haut du pilier, sur le bord du carton, il a mémorisé la topographie des lieux et qu’il sait s’orienter, même avec un point de vue complètement différent. Eh bien, vous savez quoi ? Moi, je pense que c’est la deuxième explication la bonne ! C’est un génie, ce gosse !

— Tiii ! Tiii ! insiste-t-il.

Le précipice qu’il braque vers nous donne une mesure de la dalle qui hante son jabot. N’eût été son plumage, je l’eusse pris pour un hippopotame bâillant à se déboîter la mâchoire.

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Sa maman humaine s’accroupit pour lui proposer un peu d’abricot écrasé. Il aime. Je complète avec mon mélange ; il s’en repaît. Le voilà à présent qui sautille à droite et à gauche pour visiter la cour, puis qui revient vers nous, toujours en se déplaçant comme un minuscule kangourou. Nous restons accroupis pour faciliter l’échange, car ce n’est pas facile pour lui de communiquer avec deux tours de Dubaï. Malgré notre position, sa petite tête est nettement renversée en arrière parce qu’il nous regarde souvent le visage. Du bout de l’index, je caresse le velours noir de son crâne et le plumage de son poitrail. Il produit un son curieux, une sorte de ronronnement mêlé de petits gargouillis aigus. Un genre de « rciircimcrigrcim… » Oui, ben ! Ce n’est pas facile à écrire, je fais ce que je peux, vous êtes drôles !

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Nous nous concertons :

— Là, ce n’est pas de notre faute ! C’est lui qui est venu…

— Tout à fait ! Ce n’est pas de notre faute ! Nous n’allons tout de même pas le repousser !

Après cette longue et difficile discussion pour savoir si nous devons l’accueillir chez nous, nous finissons par nous convaincre l’un l’autre que oui, nous pouvons.

En toute hâte, je lui construis un petit refuge pour lui offrir de l’ombre, un abri pour le mauvais temps et un sentiment de sécurité. Et ce n’est pas de la gnognotte ! Il y a même un toit en pente pour évacuer la pluie. Nous le couvrons de végétation, pour lui donner l’air d’une planque naturelle.

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Ce travail fait, je demande :

— Tu ne trouves pas qu’il me ressemble un peu.

— Phee ! (haussement d’épaules) En tout cas, il a aimé l’abricot !

— Tiii ! Tiii !

L’enfant entre dans sa maison et s’endort. Nous sommes presque obligés de nous coucher à plat ventre pour le voir dedans, mais nous sommes contents. Il peut se balader dans la cour et repartir s’il le souhaite, mais il sait qu’il a ici le gîte et le couvert.

Nous le laissons faire la sieste dans son abri. Il est midi, à notre tour de nous sustenter.

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*

À 15 h, nous jetons un rapide coup d’œil dans la cour : vide. Nous allons voir dans sa petite maison : vide. Le buisson qui était sa dernière planque : vide. Nous cherchons partout dans le quartier : rien. Michael a disparu. Nous n’avons plus de nouvelles depuis.

*

Samedi 9 juillet.

Nous ne savons pas où est Michael Pie. Il nous manque, c’est sûr ! Nous espérons que tout se passe bien pour lui et que nous aurons un jour l’occasion de le revoir.

De tout mon cœur, j’espère aussi que nous avons été utiles pour lui, pour sa fragile petite vie qui était en danger.

Ce qui en revanche n’est pas un espoir, mais une certitude, c’est que Michael m’a apporté quelque chose de très précieux qui ne peut être acheté. Pour cette raison-là, je ne pourrai pas l’oublier. Il m’a apporté l’occasion d’être du côté de celui qui peut. Qui peut décider du sort d’une vie qui est entre ses mains. Qui peut aider ou ignorer un destin.

N’ayant pas plus de trois semaines, ne pesant que quelques dizaines de grammes, ne mesurant pas plus de dix centimètres, il m’a regardé droit dans les yeux pour m’offrir l’occasion de me grandir moi-même.

*

Michael Pie, je te le dis à ma manière d’être humain : tu es sans aucun doute une personne pour moi, une personne importante ; merci d’avoir enrichi ma vie.

 
 

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