Spécisme et misonéisme
quelques hypothèses

Boris Tzaprenko. Spécisme et misonéisme quelques hypothèses

 

Descendants de la prudence

 

Peu d’humain se sont parfois écartés du chemin des habitudes. Par exemple, pour manger quelque chose que les autres ne consommaient jamais. La personne qui faisait ça prenait le risque de mourir empoisonnée, mais elle pouvait aussi offrir à ses congénères une information précieuse : cette chose peut nous rendre malades, nous tuer ou nous nourrir. Tous ceux qui défiaient les usages, se comportant comme des dévoyés de la routine, comme des iconoclastes d’existences tracées, furent nos inventeurs et nos découvreurs, en un mot nos élites. Leur comportement inaccoutumé a été la levure de notre forme de vie. On comprendra que plus une espèce se compose d’individus expérimentateurs, plus elle évolue vite. Mais il ne faut pas que tous soient anticonformistes, car l’espèce se mettrait en danger. Il importe qu’une proportion notable de ses membres préfère la sécurité en ne faisant jamais rien d’autre que ce qui s’est déjà fait. La sélection darwinienne pourrait faire disparaître les espèces qui prennent trop de risques et aussi celles qui n’en prennent pas assez. Ces dernières seraient éliminées par les changements de leur milieu auxquels elles seraient incapables de s’adapter puisqu’elles n’évolueraient pas, ou elles seraient dominées, voire néantisées, par une espèce moins conservatrice. Seules restent en lice les formes de vie comportant une proportion de novateurs suffisante sans être excessive, donc.

Ainsi, nous serions presque tous des enfants de la prudence. Peut-être est-ce là l’une des raisons pour lesquelles un grand nombre d’humains sont ataviquement misonéistes  (misonéiste = qui déteste tout ce qui est nouveau); la plupart sont perturbés par tout ce qui est nouveau, le non-changement étant pour eux une confortable sécurité.

 

Idées clandestines à bord de notre esprit

Les humains font partie des animaux avant tout sociaux. Certains sont rationnels, mais même ceux qui le sont le plus ne disposent que d’une raison entravée par la camisole sociale.

Dès l’enfance, l’éducation grave nombre de conceptions dans notre esprit. Même au-delà de toute religion, il y a ce qui se fait et ce qui ne se fait pas, ce qui se pense et ce qui ne se pense pas.

Toutes ces choses que l’on bourre dans notre tête, surtout dans notre jeune âge, mais aussi plus tard, sont extrêmement variées ; cela va de « on ne met pas son doigt dans le nez » à la loi de la gravitation universelle, en passant par tout un tas de concepts on ne peut plus hétéroclites, scientifiques, mystiques, politiques, historiques, philosophiques, médiatiques, sportifs… et plein plein plein de « ça se fait, ça ne se fait pas » et de « ça se dit, ça ne se dit pas » et de « c’est comme ça et puis c’est tout ! ». Imaginons un peu le merdier qu’il peut y avoir dans une tête. Beaucoup de ces connaissances sont indéniablement très utiles, ne serait-ce qu’au moins une langue pour s’exprimer, par exemple, et bien d’autres encore. D’autres, au mieux, ne servent à rien, au pire, sont nocives. À noter que les langues, dont je viens d’admettre la très grande utilité, peuvent elles aussi être des vecteurs d’idées contaminant les esprits : « le masculin l’emporte sur le féminin » en est un déplorable exemple.

Certaines sont démontrables, à l’instar du théorème de Pythagore.

D’autres ne le sont pas, parce qu’elles sont hors du domaine de la raison ; elles méritent cependant de remporter notre totale adhésion : « la cruauté est condamnable », par exemple.

Quelques-unes sont totalement arbitraires, sans utilité et sans conséquence : on offre des chrysanthèmes aux morts, par exemple.

Hélas, il y a aussi les injections intracérébrales d’idées arbitraires qui sont très nocives. Le spécisme, avec notamment sa frontière ontologique imaginaire entre les humains et les autres animaux, est l’une d’entre elles. La croyance que les protéines n’existent que dans la viande et que les ressources animales sont indispensables à notre nutrition en est une autre.

Le problème est que nous ne prenons guère le temps de vérifier que nous adhérons consciemment à toutes ces idées que nous n’avons jamais conçues, mais qui pourtant conditionnent notre comportement à chaque instant, tout autant que si elles étaient les nôtres.

On vérifiera et s’efforcera de démontrer tout ce qui est scientifique, mais jamais un enseignant ne demandera à ses élèves de démontrer que, en France et ailleurs, il faut caresser les chiens et les chats, mais manger les lapins. Les plus grands esprits rationnels de notre espèce rêvent de concevoir une nouvelle physique qui remplacerait la nôtre, unifiant les quatre forces fondamentales pour mieux expliquer notre univers. Mais, même parmi ces esprits-là, peu s’interrogent sur l’habitude de destiner certaines espèces à nous tenir compagnie et d’autres à être exploitées, torturées et ingérées sans le moindre remords. Le bien-fondé de cette manière d’agir est tenu pour acquis. Comparable à une idée clandestine à bord de notre cerveau, jamais on ne lui demande son billet ; elle échappe à tous les contrôles de la raison. Hélas, elle prend très souvent les commandes à notre insu et nous pilote. Ces réflexes, enfouis dans notre crâne dès nos premiers pas, sont cachés dans des recoins si profonds des méandres de notre cerveau qu’il nous arrive très rarement de les examiner avec attention pour vérifier leur valeur. Nous ne faisons pas assez souvent le tri de notre grenier mental ; ce qui nous fait prendre le risque d’adopter des comportements non contrôlés par notre conscience, des conduites quasi mécaniques. Nous n’avons pas conscience que notre conscience a, par moments, des écrans noirs. Nous ne sommes pas conscients de n’être pas conscients à chaque instant.

Notre conscience refait surface quand nous nous trouvons plongés dans une situation entièrement nouvelle ou quand un problème inhabituel survient. Là, nous réfléchissons : comment se comporter dans cette situation ? Comment résoudre ce problème ? Mais dans la vie courante, nous agissons un peu comme un thermostat qui régule la température sans avoir conscience de ce qu’il fait. Parfois, au volant, il nous arrive de réaliser que nous avons fait quelques kilomètres sans nous en rendre compte. Tiens, je suis déjà là ! Il nous arrive aussi de lire sans avoir conscience de ce que nous lisons. Une partie de nous décode le texte, mais la signification de ce dernier n’est pas traitée par la conscience. C’est de cette manière que nous agissons assez souvent. Par exemple, quand nous pensons, avec la plus grande sincérité, aimer les animaux, mais que nous les tuons pour les consommer.

 

Les enfants de l’égocentrisme

Le spécisme est une chose allant tellement de soi, que cette conception est moins remise en cause que les acquisitions scientifiques maintes fois démontrées. Proposer de s’interroger sur le bien-fondé du spécisme semble plus farfelu que méditer sur des univers multidimensionnels ou chiffonnés, trous de ver et autres audacieuses spéculations.

Comment cela se fait-il ? Pourquoi le spécisme est-il si solidement ancré en nous ?

Nous savons que nous avons tous une très forte propension à penser avant tout à nous-mêmes. Peu importe comment nous appelons cette inclination, « instinct de conservation », si l’on veut. Toujours est-il que, en effet, il n’est pas nécessaire de faire un effort pour penser à son propre intérêt avant celui des autres. Reconnaissons-le : nous sommes nous-mêmes une des personnes que nous estimons le plus ; nous aimons câliner notre ego, le couvrir de bisous et de caresses pour le faire ronronner comme un petit chaton. Ho ! Je t’aime beaucoup, moi ! Je ferais tout pour te mettre en avant pour qu’on te remarque. J’espère que tu vas devenir riche et célèbre et que tout le monde va t’aimer comme moi, je t’aime, moi…

Je ne veux surtout pas laisser entendre que cet égocentrisme inné est une exclusivité humaine. Certains animalistes tiennent des discours haineux envers notre espèce. Je ne partage pas du tout leurs propos qui ne sont ni plus ni moins qu’une forme de spécisme, un spécisme inversé par rapport à celui qui est le plus communément répandu, mais un spécisme tout de même. Il n’y a en effet aucune raison de supposer que les autres animaux sont meilleurs que nous ; le prétendre serait naïvement manichéen. Nous sommes tous conçus sur le même principe évolutif. L’égocentrisme, la cruauté aussi bien que l’altruisme et la compassion animent de très nombreuses espèces.

Cela dit, impossible de nier que l’humain est le plus nuisible des animaux. Il est vrai que notre espèce commet les plus grands massacres dans ses propres rangs et dans ceux de tout ce qui vit sur Terre. Mais cela n’est pas dû au fait que l’humain soit la forme de vie la plus immorale. Cela est dû au fait que son égocentrisme dispose de moyens colossalement grands pour s’exprimer. Il est raisonnable de supposer que d’autres espèces disposant de moyens aussi importants n’agiraient pas mieux que nous. Dans un poulailler, on peut observer autant de scènes de tendresse et de solidarité que d’impitoyables compétitions. À voir comment un chat peut jouer cruellement avec une souris, on ne peut que se féliciter de ne pas être à sa merci !

Je ferme cette parenthèse pour en revenir à nous.

L’égocentrisme, cette préférence que l’on ressent pour soi-même, a fini par s’étendre un peu vers d’autres, mais seulement vers ceux qui nous ressemblent le plus possible, ceux qui ont le même sexe, la même couleur de peau, la même sexualité, la même nationalité… L’idéal eût été d’accorder de la considération à d’autres soi-même, mais, n’en trouvant pas, on fut bien obligé d’accepter des différences, mais pas trop tout de même ! Le moins possible ! Ainsi apparaissaient le sexisme, le racisme, l’homophobie, la xénophobie. Ces exclusions de la sphère de considération oppriment les plus faibles ou les moins nombreux ; le sexisme, toujours admis, puisque malheureusement les femmes ne touchent toujours pas le même salaire que les hommes, a une origine des plus primitives : le fait que l’homme est physiquement plus fort que la femme. Quelques « extrémistes » ont remis ces limites d’ouverture à l’altérité en question. Cela a dû être très difficile pour eux ; la preuve, ils ont encore des opposants puisque ces maux ne sont pas complètement éradiqués !

Remettre le spécisme en question demande encore plus d’efforts, car il faut lutter contre son narcissisme pour faire entrer dans notre cercle de considération des personnes qui nous ressemblent encore moins que celles qui n’ont ni le même sexe, ni la même couleur, ni la même sexualité, ni la même nationalité… Ces nouvelles personnes que nous devons accueillir dans notre champ de considération sont si différentes des humains que la plupart de ces derniers sont choqués que l’on ose employer le mot « personne » pour parler d’elles. C’est un crime de lèse-majesté contre Sa Majesté l’Humanité. Comme une majorité a longtemps refusé de considérer que les humains noirs étaient des personnes, une majorité refuse aujourd’hui de constater que les non-humains ont une personnalité, et sont donc, comme nous, des personnes. Il ne vient pas à l’esprit qu’on ne mange pas du veau, mais un veau, un enfant bovin particulier qui a terriblement souffert d’avoir été brutalement séparé de sa mère pour être engraissé seul dans un box minuscule, infortune commune à des centaines de milliers de ses congénères, mais que chacun ressent personnellement, pas comme du veau, mais comme le veau qu’il est. Cela ne vient pas à l’esprit parce que cette personne bovine est si loin de nous ressembler qu’elle est presque un objet et qu’aucune idée clandestine ne nous pousse à avoir de la compassion pour elle. Pire, une idée clandestine nous rassure en nous disant que c’est normal de traiter du veau ainsi.

Parce qu’il est encore moins à notre image, considérer un poisson comme un objet est pour nous tout naturel. Qu’il éprouve la peur et la douleur, qu’il ait des relations sociales avec ses congénères passe très loin de notre esprit, quelque part dans une autre galaxie. On nous a tellement appris que la pêche est un sport paisible et bon enfant, qu’il paraît totalement incongru, et même un peu niais, de se soucier de la souffrance d’un poisson. Pourquoi pas d’un caillou ! Alors, dire d’un mérou qu’il est une personne, c’est prendre le risque de se faire interner.

 

La loi de Hume

La loi méta-éthique de Hume, également appelée guillotine de Hume, dit que l’on ne peut inférer d’un être un devoir-être. Autrement dit : de ce qui est, on ne peut déduire ce qui doit être. Formulé à ma façon : d’une description, on ne peut pas déduire une prescription. Ou : ce qui est n’est pas une recommandation pour ce qui doit être. Notre manière de concevoir la norme est pourtant fortement influencée par ce qui est. Il y a une gigantesque dose de fatalisme renforcé et une colossale résignation dans ce manque d’ambition de l’esprit qui consiste à se dire que ce qui est est ce qui doit être. Cette pensée panglossienne paralyse notre réflexion : « les choses sont comme ça !… Que voulez-vous, mon brave ? » Cette disposition d’esprit est un énorme frein pour tout changement, donc pour tout progrès.

C’est ainsi que tout le monde mange de la viande parce que tout le monde mange de la viande. On boit du lait de vache parcequ’on boit du lait de vache…

 

S’écarter du troupeau social est une épreuve

Désobéir à une pratique culturelle, fruit d’une idée clandestine inculquée, entraîne de grandes difficultés à vivre en société, en famille et même parfois en couple. Par exemple, ne plus consommer de ressources d’origine animale est aussi difficile que de vivre en marchant sur les mains. C’est difficile pour des raisons pratiques, car la nourriture proposée par la société est majoritairement omnivore. Et c’est difficile dans les relations sociales parce qu’il faut souvent se justifier. « Mais enfin, pourquoi marches-tu sur les mains ? » En effet, pour le plus grand nombre « Les non-humains sont des ressources à notre disposition » va autant de soi que « Les pieds sont faits pour marcher ».

Cette pression sociale fait que beaucoup de personnes évitent tout simplement de penser à contre-courant. Pour les animaux sociaux que nous sommes, il est tellement plus facile de penser ce qui se pense et de faire ce qui se fait. Plus grand est le nombre de personnes qui se comportent comme nous, plus on se sent soutenus dans ce que nous croyons être. Une seule personne différente suffit à troubler la sérénité du groupe social si fortement conditionné par le « ce qui se fait, ce qui se pense » moult et force fois injecté dans le cerveau dès la tendre enfance. Prenez un air suffisamment sérieux pour déclarer soudainement :

— Hier, j’ai bu un grand verre de lait de chienne, je me suis régalé !

— Hein ! Du lait de chienne ! Beurk ! Tu es fou ! On peut consommer du lait de vache, ou de chèvre. Mais de chienne, non ! Tout le monde sait ça ! Quelle drôle d’idée ! T’es un peu zarbi, comme type, toi !

Ajoutez :

— Non, j’ai voulu essayer… D’habitude, je bois du lait de femme. Ma voisine qui est nourrice en a trop.

Là, c’est certain, on va vous gerber sur les pieds ! (Il ne faut pas dire « gerber », ce n’est pas bien.)

Répondez alors :

— Bien que ce ne soit ni nécessaire ni recommandé quand on n’est plus un nourrisson, boire du lait de femme pour un humain est moins zarbi que de boire du lait de vache, car nous ne sommes pas des veaux.

Vous obtiendrez des regards cherchant désespérément la preuve que vous plaisantez. Quoi qu’il en soit, la conclusion sera que vous n’êtes pas vraiment normal.

D’une manière générale, prendre un peu de distance avec le troupeau social se paye par des réprobations d’une ampleur proportionnelle à l’ancrage de l’habitude que vous défiez : regards entendus qui s’échangent autour de vous, moqueries non dissimulées… cela peut aller jusqu’à une réelle hostilité, notamment quand on s’écarte des habitudes spécistes, par exemple.

En conclusion, ataviquement enfants de la prudence, manœuvrés par des idées clandestines, égocentriques, englués dans la pression sociale… il n’est pas facile d’accepter les changements de notre rassurant ronron quotidien.

 
 

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