Drôles de lions

 
Drôles de lions
 

— Il faut attraper des animaux pour les enfermer, dis-je… Des femelles et au moins un mâle.

— Pourquoi ? demanda une femme aux longs cheveux noirs.

— Attendez ! Ne m’interrompez pas ! Laissez-moi tout vous expliquer d’un seul coup.

Ils étaient une cinquantaine, là, dans l’herbe non loin de leur village, à nous observer comme si nous venions d’une autre planète. Bon, en même temps, nous venions vraiment d’une autre planète, de la Terre précisément, pour tenter de les civiliser et commercer avec eux. Mais ils n’avaient pas le niveau pour appréhender ce fait secondaire pour nos affaires. Crif et moi-même, Nonpog, nous nous rendîmes rapidement compte que ce nouveau marché ne serait pas rentable tout de suite. Les humanoïdes de ce monde, organisés en société matriarcale, vivaient exclusivement de végétaux. Notre idée de base était d’en faire des fournisseurs de produits issus de l’exploitation animale, tout simplement. Nous nous chargerions ensuite de vendre le fruit de leur travail en prenant une marge confortable.

— Donc, je disais : par exemple, si nous attrapons un sanglier et des laies, on peut masturber le mâle pour avoir son sperme afin de le déposer dans l’utérus des femelles.

Je sentis comme un flottement dans leurs regards, mais je poursuivis :

— Ensuite, après avoir ainsi inséminé les femelles, il faut les plaquer au sol sur le flanc à l’aide de gros barreaux métalliques pour leur interdire le moindre mouvement. Les petits peuvent ainsi téter, mais il convient de les sevrer le plus tôt possible pour les engraisser loin d’elles, car elles serviront à mettre d’autres enfants au monde pour recommencer l’opération autant de fois que possible, afin d’optimiser le rendement. Toujours pour le rendement, il ne faut pas hésiter à tuer les nouveau-nés trop chétifs, car ils grandiront moins vite ; on les attrape par les pattes arrière et on leur éclate la tête sur le sol ; ça s’appelle le claquage.

— Le rendement ? demanda un barbu aux sourcils en broussaille.

— Le rendement, oui… bon, oubliez le rendement pour l’instant. On en reparlera plus tard. Avez-vous compris jusqu’ici ?

Nous avions fort à faire pour leur enseigner les bases sur lesquelles s’appuierait notre commerce, car, outre le fait qu’ils ne consommaient pas de produits animaux, ces primitifs n’avaient pas encore inventé l’argent. Nous avions passé des heures à leur expliquer quels avantages ils pourraient tirer de ce moyen d’échange ; ils avaient eu le plus grand mal à le comprendre. D’après ce que nous avions cru apprendre d’eux, ici, les individus occupaient une fonction choisie selon les besoins de leur société, leurs compétences et leurs affinités. Quant à savoir comment ils géraient ça… nous n’avions pas cherché à le découvrir, étant bien plus intéressés par les énormes profits que nous espérions engranger en utilisant ces gens un peu simples.

Les traducteurs automatiques, dont nous étions tous les deux équipés, captaient les impulsions nerveuses envoyées à nos cordes vocales pour émettre dans leur langue à l’aide d’un haut-parleur situé sur nos poitrines. Dans l’autre sens, de petits écouteurs intra-auriculaires nous traduisaient les paroles des habitants de ce monde.

— Je pense que nous comprenons les grandes lignes de ce que vous nous expliquez, déclara la chef du village. Mais nous nous demandons à quoi cela sert. Pour quelles raisons faire tout ça ?

Ils échangeaient tous des regards étonnés. Aussi, m’empressai-je d’en venir à la finalité pour les surprendre agréablement. J’avais hâte d’assister aux manifestations d’intérêt que ne manquerait pas de susciter la suite de mon propos.

— Le but est celui-ci : quand les animaux sont suffisamment grands et gros, on les égorge, puis on leur ouvre le ventre et on prend leurs boyaux.

L’étonnement se transforma en stupeur sur les visages. Certain de mon effet final, je poursuivis :

— On lave l’intérieur de ces boyaux pour en extraire les excréments et… devinez ce que nous en faisons, de ces boyaux !

Ils me considérèrent avec des airs plus ahuris les uns que les autres. Sous le regard encourageant de Crif, j’expliquai :

— On coupe la bête en très petits morceaux que nous tassons bien fort à l’intérieur de ces tubes naturels. C’est ça l’astuce ! Il faut des bouts de chair et aussi du gras, pour que ce soit bon.

Certains se mirent à rire, mais d’une manière un peu crispée. D’autres se grattèrent la tête à l’écoute de la réaction des autres. La chef du village parla :

— L’humour d’où tu viens est… comment dire ?… particulier, disons.

Crif et moi, nous nous consultâmes du regard. Nous fûmes bien obligés d’admettre que ces primitifs avaient du mal à saisir nos explications. Nous les pensions plus intelligents que ça. J’avais aussi un doute. La base de données des traducteurs automatiques avait été alimentée par une équipe de professionnels venus sur ce monde avant nous. Ils avaient dû faire de leur mieux, mais… comment savoir avec quelle fidélité l’appareil traduisait nos échanges ?

— Mais enfin ! s’écria Crif. Ce que vous explique Nonpog est très sérieux. Nous faisons ça couramment. Tellement couramment que nous avons même fini par transformer les sangliers en cochons par des techniques de reproduction dirigée et…

Il s’interrompit, apparemment conscient qu’il se perdait dans des précisions volant bien trop haut au-dessus de ces esprits. Il tenta de conclure :

— C’est très bon, je vous assure. On appelle ça du saucisson. On s’en coupe des tranches et on mange ça avec grand plaisir. Nous pourrons tous gagner beaucoup d’argent si vous voulez bien nous écouter.

Là, deux femmes et trois hommes se mirent à vomir. Tous les autres exprimèrent un dégoût extrême par des mimiques et des gestes significatifs. Me disant que c’était peut-être le porc le problème, comme pour certains Terriens, je m’empressai de préciser :

— On peut faire ça avec d’autres animaux… mais il y a moins de demande.

Les enfants en jeune âge furent éloignés et quelques adultes partirent aussi.

— Hommes venant du haut, nous dit la chef, nous voudrions tous savoir si vous parlez sérieusement de choses qui existent sur votre monde ou s’il s’agit d’une forme de paroles non réellement descriptive. Serait-ce une sorte d’humour, d’art allégorique, ou de parabole qui nous échapperait ? Autrement dit, mettez-vous vraiment des petits morceaux d’animaux à l’intérieur de leurs propres boyaux ?

Quelque chose me dit alors que ce serait mieux de les ménager pour l’instant. Ils n’étaient pas prêts. Tout cela devait être trop complexe pour eux. Notre culture était trop riche pour eux. Crif dut aboutir à la même conclusion, car il m’adressa un regard entendu avant de lancer :

— Ah ah ah ! Bien sûr que non… Mon ami Nonpog plaisantait.

— Hommes venant du haut, intervint le secrétaire de la chef. Nous devons tous nous rendre à une évidence : nous avons beaucoup à apprendre pour appréhender cette forme d’humour. Il se situe de toute évidence à un niveau qui nous échappe.

Des regards se croisèrent et des murmures franchirent des lèvres : « oui, oui, nous sommes dépassés, là ».

Cela n’a qu’une importance secondaire pour le récit, mais je fus légèrement troublé de constater que la chef avait un air de ressemblance avec ma mère, que je n’avais plus vue depuis des années.

— Je suis désolé… Je devrais tenir compte du fait que nos cultures sont très différentes et que cela ne facilite pas l’échange, convins-je.

— Bon… fit la chef. En fait, cette plaisanterie a tout de même eu le mérite de susciter notre curiosité au sujet de votre alimentation. Parlez-nous donc de ce que vous mangez dans votre monde.

Je n’eus pas à réfléchir longtemps pour trouver autre chose que nous pourrions leur apprendre à faire :

— Nous consommons des produits laitiers. Pour parvenir à ça, il faut aussi des animaux, des bovins c’est bien… des femelles et au moins un mâle. Dans ce cas aussi, il faut masturber le mâle pour recueillir son sperme afin de l’enfoncer dans l’utérus des femelles. Le but est cette fois d’obtenir un grand nombre de descendants. Nous faisons une utilisation différente des futurs mâles et femelles. Nous inséminons à leur tour ces dernières pour qu’elles aient un veau que nous leur enlevons au plus tôt ; nous nourrissons celui-ci à part, sans le lait de sa mère, car c’est justement ce dernier que nous voulons garder pour notre propre usage.

— Mais que faites-vous des enfants bovins ? demanda un vieil homme chauve qui parut soudainement sortir du néant.

— Nous les enfermons dans un espace extrêmement réduit qui les empêche de faire un seul pas. Cela afin que la nourriture qu’ils absorbent ne soit pas gaspillée en énergie de mouvement, mais qu’elle serve uniquement à les faire grossir vite. Nous prenons également soin de leur fournir une alimentation très pauvre en fer pour les anémier.

— Les anémier ! Dans quel but ? intervint une jolie jeune femme brune.

— Cette privation leur donne une chair très claire qui plaît aux clients, expliqua Crif.

Je repris la parole :

— Nous vous reparlerons d’eux plus tard. Pour l’instant, je veux rester sur le sujet des mères bovines dont nous consommons le lait.

— Vous les tétez ? s’étonnèrent plusieurs.

Je les rassurai :

— Non ! Non ! Nous les trayons, ce n’est pas pareil !

— Ensuite, vous buvez le lait ?

— Oui, mais nous ne faisons pas que ça. Nous l’utilisons sous beaucoup de formes, dont une que nous appelons fromage.

J’apportai cette précision, car je doutais que ce mot ait été introduit dans la base de données du traducteur.

— Comment faites-vous du fromage avec du lait ?

N’ayant que des connaissances réduites en la matière, je fus plutôt évasif :

— Ce sont des techniques assez complexes faisant appel à des cultures bactériennes, une enzyme qu’on trouve dans la caillette de jeunes ruminants… il y a aussi souvent des moisissures… c’est assez élaboré et réalisé dans certaines conditions très maîtrisées. Mais, ce ne sera pas un problème pour vous, nous mettrons des professionnels à votre disposition ; ils s’occuperont de cet aspect des choses et vous formeront. On fera beaucoup d’argent, je vous rassure et vous l’assure.

— Moisissures ! Le fromage est donc du lait moisi ?

— Oui, mais pas seulement… le dire comme ça n’est pas très vendeur.

— Mais… s’écria un adolescent, les enfants bovins ne connaissent jamais le lait de leur mère, alors ?

Un court instant, pendant qu’il parlait, j’eusse juré que le jeune garçon flottait en l’air à dix centimètres au-dessus de l’herbe. Crif ne semblant pas avoir remarqué quoi que ce soit d’étonnant, je me persuadai que j’avais dû rêver.

— S’ils connaissent le lait de leur mère ? lançai-je gaiement pour faire un peu d’humour. Certains oui, tout de même, car il existe une recette que nous appelons la blanquette de veau dans laquelle l’enfant est cuisiné dans du beurre et du lait. À cet instant, il connaît donc pour la première fois le lait, sinon de sa mère, au moins celui de son espèce. Ha ha ha !

L’imprévisible jeune homme se mit à pleurer à chaudes larmes et s’éloigna. Des adultes partirent aussi. Il ne resta plus que cinq personnes, dont la chef et son adjoint. Ce dernier m’interrogea d’un ton grave :

— À part : couper des animaux en petits morceaux pour farcir leurs propres boyaux, cuire des enfants dans le lait de leur espèce, faire moisir du lait, masturber des mâles pour inséminer des femelles… que faites-vous d’autre dans votre monde ?

Découragé par le manque d’enthousiasme que je suscitais, je pris la décision de laisser la parole à Crif. Peut-être saurait-il mieux leur parler que moi. Je le lui signifiai d’un coup d’œil explicite. Il se gratta la gorge et commença :

— Autre chose pourrait nous rapporter beaucoup d’argent. Nous enfermons des canards ou des oies dans des cages si minuscules qu’il leur est impossible ni d’ouvrir leurs ailes ni de se lever ; seul leur cou dépasse de cette microprison. Cela nous permet d’enfoncer une sorte d’entonnoir dans le bec des oiseaux pour les gaver sans qu’ils puissent se soustraire à cette suralimentation forcée. Leur foie, atteint d’une pathologie appelée stéatose hépatique, devient d’une taille énorme. Les palmipèdes en mourraient rapidement si nous ne les abattions pas nous-mêmes pour déguster cet organe hypertrophié qui est chez nous un mets très apprécié.

— Vous mangez du foie malade ! s’exclama un grand blond en grimaçant de dégoût.

— Mais… C’est très bon, je vous assure ! s’indigna Crif.

Sur un signe de ce dernier, nous éteignîmes le traducteur pour parler entre nous :

— Ces crétins vont nous donner du fil à retordre, me dit-il. Nous avons déjà passé des heures à essayer de les convaincre que l’argent leur apporterait beaucoup d’avantages. Je suis épuisé !

— Hum… Ça ne va pas être facile en effet. Mais nous devons nous accrocher. Une planète entière produisant pour nous ! Tu imagines ? Si nous abandonnons maintenant, d’autres nous piqueront l’affaire en bénéficiant de nos premiers efforts. Nous pouvons faire une fortune ici ! Veux-tu la laisser à d’autres ?

Je fus soulagé de constater que j’avais regonflé sa détermination :

— Tu as raison ! Il faut trouver ce qui leur pose un problème.

— Sinon… il ne te semble pas que la chef ressemble un peu à ma mère par moments ?

— Comment pourrais-je le savoir ? Je n’ai jamais vu ta mère.

— Ah ! C’est vrai… Suis-je idiot !

— Bon ! On rebranche les traducteurs ?

— Dac !

Nous actionnâmes les petits interrupteurs sur nos larynx. Je me mis en devoir de leur parler des poules pondeuses en batterie, de la pêche et des élevages de poissons. Voyant leur mine de plus en plus sombre, je finis par m’interrompre pour leur demander :

— Qu’est-ce qui semble vous poser un problème dans tout ça ? Nous sommes prêts à répondre à toutes vos questions.

— La souffrance que vous infligez à tous ces animaux pour des raisons qui nous échappent, dit la chef.

Je fus satisfait de constater que l’obstacle était si facile à franchir. En fait, ces primitifs étaient un peu comme des enfants. Ces petites crises de sensiblerie ne seraient bientôt qu’un souvenir que nous évoquerions plus tard pour en rire. D’un sourire confiant, Crif me fit comprendre qu’il partageait mon soulagement. Je lui laissai la parole :

— Le lion mange la gazelle, essaie-t-il de résumer. C’est la vie !

— Vous masturbez des mâles pour inséminer des femelles. Vous coupez des animaux en petits morceaux pour les tasser dans leurs propres boyaux. Vous volez le lait destiné aux bébés pour le faire moisir. Vous enfermez des veaux pour les anémier. Vous dévorez des foies malades… parce que les lions mangent des gazelles ! Mais… d’abord, vous n’êtes pas des lions et ensuite… les lions ne font pas ça. Quel est le lien entre votre comportement et celui des lions ?

— Le lion n’est qu’un exemple, une image. Cela veut dire que le plus fort mange le plus faible… C’est la vie !

Un homme que je n’avais pas remarqué, malgré sa très grande taille et sa musculature spectaculaire, parla d’une voix rauque :

— Mais, moi, je suis plus fort que vous, j’en suis certain. Je n’ai pourtant pas envie de vous manger. Pas même de faire grossir votre foie pour l’ingérer. Ou de vous couper en petits morceaux pour vous mettre dans vos boyaux.

Il s’était exprimé avec une attitude candide et déconcertée.

— Je voudrais savoir, dit une dame âgée. Faites-vous du saucisson avec tous ceux qui sont plus faibles que vous, les handicapés, par exemple ?… Vous devez épargner les enfants, sinon… votre espèce aurait disparu, non ?

Exaspéré, mais aussi un peu troublé, j’esseyai d’aider Crif :

— Bien sûr que nous ne mangeons pas des humains. Notre prédation s’applique seulement aux autres espèces.

— Toutes ?

— Presque, mais pas toutes, non. Pas les chiens ni les chats… chez nous en tout cas.

Je me retins de préciser que dans certains pays de mon monde, des fous mangeaient des chiens. C’était déjà assez compliqué comme ça.

— Donc, vous me confirmez que vous ne vous exploitez pas entre humains.

— Euh… enfin… j’ai seulement dit qu’on ne se mangeait pas.

— Pourquoi devez-vous ingérer d’autres animaux ? demanda une femme sur un ton exprimant une grande perplexité.

— Parce que… nous l’avons toujours fait… depuis la nuit des temps, c’est comme ça. Nos ancêtres…

— Ah bon ! fit-elle avec surprise. Chez nous, il existe un processus qui nous autorise, et nous encourage, à ne pas forcément faire sans cesse les mêmes choses pour la seule raison qu’on les fait depuis longtemps. Nous appelons cela l’évolution. Il y a énormément de choses que faisaient nos ancêtres que nous ne faisons plus… et il y a aussi beaucoup de choses que nous faisons, même s’ils ne les faisaient pas.

— J’ai du mal à comprendre, ajouta le géant, vous n’avez pas toujours voyagé dans l’espace, je suppose. Et les vêtements que vous portez… et les traducteurs automatiques… vos premiers ancêtres avaient-ils déjà tout cela ?

— Aide-moi, Nonpog, me dit Crif en coupant brièvement son traducteur. Ils vont me faire perdre patience, ces simples d’esprit.

Je tentai à mon tour de répondre à leurs interrogations :

— Non, mais… nous aussi nous évoluons, bien sûr. Mais nous nous autorisons à consommer les autres espèces animales parce que, vu que nous sommes les plus intelligents, nous sommes tout en haut de la chaîne alimentaire. C’est la vie ! Comprenez-vous ?

— Vous les mangez parce que vous êtes plus intelligents, reformula la chef. Cela est bien étrange ! J’aurais pensé que l’intelligence vous aurait conduit à ne plus les manger, au contraire. Mais alors, j’y songe, pourquoi ne mangez-vous pas vos handicapés mentaux, même s’ils sont humains ?

L’énorme potentiel commercial que pouvait nous offrir ce monde m’encouragea à tenir bon. Je tentai de les convaincre d’une autre manière, par ce qu’il y avait finalement de plus important :

— Ces questions philosophiques sont secondaires ! Vous ne serez pas obligés d’en manger, vous… ou de vous habiller avec… Le principal n’est-il pas que vous gagnerez beaucoup d’argent, vraiment beaucoup ?

— Nous habiller ? C’est-à-dire nous habiller ? demanda un grand brun aux yeux verts.

— Oui, s’écria Crif ! Des vêtements et des chaussures en cuir.

Il montra sa veste et ses propres chaussures.

L’homme s’approcha de lui et tendit la main pour toucher sa veste. Il en pinça un pli et fit rouler la matière entre ses doigts :

— Cuir ? répéta-t-il.

— Oui. Du cuir. Ça rapporte de l’argent, nous appelons ça le cinquième quartier, car c’est une manière de vendre encore une partie de l’animal. C’est super pour les affaires ! Il s’agit de la peau des animaux, principalement les bovins.

— Peau ! cria le grand brun en retirant aussi vivement sa main que s’il s’était brûlé. Vous vous habillez donc encore avec de la peau de bête !

Il s’essuyait frénétiquement les doigts sur son pantalon, comme s’il venait de toucher la peste.

Sur un signe de Crif, nous arrêtâmes le traducteur, mais seulement en émission :

— Ils sont vraiment tous fous ici, me dit Crif. Nous perdons notre temps pour rien. Peut-être faut-il utiliser une bonne vieille méthode coercitive.

— Je préférerais n’y recourir qu’en dernière extrémité. Des ONG nous tomberaient sur le dos. Ça risquerait de se savoir et nos concurrents emploieraient cette information contre nous. Évitons la manière forte, tant qu’il reste un petit espoir de procéder autrement.

— Comme tu veux. Mais ça ne sera pas facile. Ils refusent de nous vendre des terres, parce qu’ils ne comprennent pas à quoi sert l’argent. Nous n’arrivons pas non plus à les convaincre de travailler pour nous… Pheeee !

— Hommes d’en haut, dit la chef du village. Je vous propose d’organiser un rendez-vous avec la coordinatrice de notre monde. Je lui résumerai notre entretien pour vous faire gagner du temps.

Je remis l’émission de mon traducteur en fonctionnement :

— C’est une très bonne idée, Madame.

La machine volante silencieuse qui nous transportait à vive allure commençait à perdre de l’altitude. J’en déduisis que nous arrivions probablement à destination.

J’avais eu tout le loisir d’observer le sol du haut ; l’occasion s’était déjà présentée au moment de notre mise en orbite autour de la planète, mais, par manque d’intérêt, je n’avais jeté qu’un regard distrait sur la surface de ce monde, car je ne me doutais pas encore que nous étions sur le point de découvrir l’affaire de notre vie.

— Dans la zone que nous venons de survoler, il y a proportionnellement peu de cultures, fis-je observer à Crif.

— J’allais te dire la même chose. Peu de plantations, principalement des prairies et des forêts. Il doit donc y avoir très peu d’habitants sur cette planète. Si nous couvrons toute la surface possible de soja pour nourrir des animaux d’élevage… Tu imagines la production !

— Oui ! C’est pour cela que nous devons être patients. Ce monde est notre fortune !

Seuls passagers à bord, Crif et moi, nous n’avions même pas vu de pilote. Y en avait-il un ? La chef du village nous avait priés d’entrer dans cette sorte d’hélicoptère qui avait décollé avant que nous ayons eu le temps de nous interroger.

Nous touchâmes le sol au centre d’une clairière dans une grande forêt. L’engin s’ouvrit, nous invitant à sortir. Nous posâmes alors le pied sur une herbe verte et grasse. Une femme d’âge moyen en combinaison blanche nous accueillit d’un large sourire.

— Bienvenue à tous les deux, Monsieur Crif et Monsieur Nonpog ! dit-elle. Je suis la coordinatrice. Venez avec moi, s’il vous plaît.

Nous marchâmes à ses côtés. Elle nous fit entrer dans un chalet en partie dissimulé par les arbres en bordure de la clairière. Au bout d’un couloir, nous entrâmes dans un salon en forme de haricot. Peu éclairée de l’intérieur, cette pièce laissait entrer la lumière extérieure par de grandes baies courant sur la moitié de sa circonférence.

— Prenez place, dit notre hôtesse en désignant du regard un canapé noir.

Échangeant avec Crif un bref sourire pour exprimer notre confiante curiosité, nous nous assîmes. Elle fit de même sur un fauteuil qui nous faisait face. Après un long silence durant lequel elle nous observa avec une intensité gênante, surtout moi-même, me sembla-t-il, elle nous posa une question :

Vous avez dû remarquer que la surface cultivée est proportionnellement réduite, chez nous.

— Effectivement, nous l’avons noté, répondis-je.

— Qu’en avez-vous déduit ?

— Qu’il y a peu d’habitants à nourrir sur votre monde.

— Il y a une autre raison dont l’effet est encore plus important.

— Ah ?

— Vous devez savoir qu’il faut, en moyenne, une dizaine de calories végétales pour produire une seule calorie animale. Donc, en consommant directement les végétaux, nous avons besoin de dix fois moins de surface cultivée.

— Euh ?… fîmes-nous tous les deux en cœur. Euh…

Nous fûmes incapables d’en dire davantage, forts embarrassés que nous étions.

— Cette information capitale n’a pas influencé votre manière de vous nourrir, semble-t-il. Bon ! Je vais tâcher de résumer ce que je pense avoir appris à votre sujet.

Elle se tut trois secondes, paraissant rassembler ses idées, puis reprit :

— Dans le but de faire de nous des éleveurs pour fournir vos clients, vous souhaitez nous apprendre beaucoup de choses. Masturber des mâles pour inséminer des femelles. Hacher menu des animaux pour les comprimer dans leurs propres boyaux. Boire ou faire moisir le lait que les mères produisent pour leurs enfants. Anémier ces derniers dans des réduits qui les immobilisent. Gaver des palmipèdes coincés dans des cages minuscules pour ingérer la stéatose hépatique de leur foie hypertrophié. Pour consommer des œufs, entasser des centaines de milliers d’oiseaux, si serrés les uns contre les autres qu’ils ne peuvent ouvrir leurs ailes ; fabriquer des machines pour broyer les poussins mâles qui viennent de naître, au motif qu’ils ne pondent pas. Asphyxier des milliards de créatures marines sur des ponts de navires… Tout cela, et bien d’autres choses formidables, je n’en doute pas, parce que les lions mangent des gazelles, que vous êtes les plus intelligents, tout en haut de l’échelle alimentaire, que vous avez toujours fait comme cela depuis la nuit des temps… que c’est comme ça, que c’est la vie, que ce serait extrême de ne pas agir ainsi.

J’eus le plus grand mal à me faire une idée de l’état d’esprit dans lequel toutes ces paroles avaient été prononcées. Les mots semblaient à charge et la formulation sardonique, mais la joyeuse humeur du ton gommait toute hostilité. On eût dit qu’elle venait de nous demander la confirmation d’une bonne recette de cuisine. Je vis sur son visage que Crif était tout aussi perplexe que moi.

— Ai-je bien synthétisé ? demanda-t-elle.

Elle portait un short rouge très court, arborant des jambes vertigineuses.

— En effet, convins-je, vous avez effectivement à peu près résumé ce que nous pouvons vous apprendre.

— Bien ! s’exclama-t-elle. Mais, quels drôles de lions vous êtes !

Crif ajouta :

— La manière dont vous le dites n’est pas très vendeuse, mais… vendre sera notre problème, pas le vôtre. Dès lors, ce n’est pas grave.

Elle parut satisfaite :

— Quoi qu’il en soit, nous pouvons donc continuer à discuter de nos futures relations. Après tout, ne sont-ce pas les bénéfices qui comptent ?

— Si, bien sûr ! reconnut Crif, quelque peu ragaillardi par ces derniers mots.

— C’est certain ! admis-je également. Du moment que nous en engrangerons tous, nous pourrons toujours nous entendre.

Elle battit plus rapidement des ailes pour nous rattraper et répondit :

— Dans ce cas, pouvez-vous me parler de l’argent, justement ?

Crif goûta un morceau de nuage et demanda :

— Que voulez-vous savoir ? Combien vous en gagnerez, je suppose. Hum ! très sucrés vos nuages !

❉  ❉

Cheng tourna son regard vers Valentina. Cette dernière était la personne de l’équipe médicale la plus compétente, et la plus haute responsable du projet de réanimation des cryogénisés.

— Il passe en phase de rêve incohérent, dit-il. Une injection de quinze unités le ferait repartir en pleine concentration pour une durée difficile à estimer, mais…

Valentina regarda le corps de l’homme paisiblement endormi sur la couchette d’anabiose. Une des données affichées par le moniteur holographique disait qu’il avait été cryogénisé en 2015 ; son complet retour à la vie remontait à une vingtaine d’heures.

— Non. Laissons-le se reposer, répondit-elle. De toute façon, quelque chose ne tourne pas rond depuis le début de cette I.O.

L’Investigation Onirique était l’une des meilleures techniques permettant d’explorer le passé en lisant dans la mémoire des cryogénisés. Il fallait savoir trier dans les rêves provoqués. Il y avait beaucoup d’imaginaire, bien sûr, mais aussi de précieuses informations sur ce que le sujet avait vécu à son époque. Face au silence et à l’air préoccupé de Cheng, elle insista :

— Quelque chose ne tourne pas rond, n’est-ce pas ? Il est en incohérence depuis le début, non ?

Cheng était l’onirianalyste et le guide des investigations oniriques. Le guide voulait notamment dire qu’il donnait la réplique au personnage que le rêveur interprétait, un certain Nonpog en l’occurrence. C’était Cheng qui parlait à travers les lèvres de toutes les interlocutrices et tous les interlocuteurs oniriques du rêveur, sauf Crif. Seul Crif avait été entièrement et librement imaginé par le cryogénisé. Toutes les autres personnes avaient été introduites dans le rêve par le guide.

— Je ne suis pas aussi catégorique que toi, répondit Cheng. Les sourcils froncés par la concentration.

— Ah bon ! Je ne parle pas du fait qu’il ait vu un jeune garçon flotter en l’air au-dessus du sol, ou que la chef du village ressemblait à sa mère…

— Je sais… tu penses à cette histoire de boyaux farcis et tout ce qui va dans le même sens…

— Ben… oui, dit-elle.

— Figure-toi que la cohérence était parfaite dans ces moments-là. Je viens de le revérifier avec le plus grand soin.

— Ça alors ! Même quand il fait parler Crif ?

— Oui… Même quand il fait parler Crif.

— Tu n’as rien imposé de tout ça dans ton guidage ?

— Pourquoi aurais-je imposé de telles horreurs ? Et comment aurais-je pu les imaginer ?

Elle prit un air penaud :

— Excuse-moi ! Ça semble tellement fou !

— La seule chose que mon guidage a imposée, c’est le décor… sur une autre planète, les traducteurs… J’ai pensé qu’il se dévoilerait plus librement dans un lieu vierge de toute trace de sa culture. Hors de toute pression sociale…

— Je me demande si les voyages spatiaux étaient si développés à son époque…

— Aucune importance… J’ai pu lui imposer ce guidage sans difficulté. Nous en apprendrons plus au sujet du niveau des voyages spatiaux lors d’une prochaine I.O.

— Je comprends… Donc, tout ce dont il a parlé…

— Devait exister à son époque, oui.

— Mais, tu es sûr que le rêen attenteve était cohérent ?

— Oui, j’ai contrôlé tous les diagrammes. De plus, j’ai fait plusieurs vérifications intra-oniriques. J’ai fait exprimer aux habitants du monde une forte réaction de dégoût. Et, j’ai énuméré deux fois toutes ces horreurs ; une fois par la chef du village et une autre fois par la coordinatrice. Rien n’a changé dans sa trajectoire onirique. Il a même tenté de fournir des argumentations… le lion, chaîne alimentaire, toujours fait comme ça, plus intelligent… Il n’a perdu la cohérence que vers la fin : changement de vêtements de la coordinatrice, son ami dans un hamac, puis ça se passe dans le ciel… Il a eu quelques petits hoquets au début aussi, mais pas grand-chose.

— Il a parlé d’employer la méthode forte…

— Oui, coercitive, exactement. Il a même dit « la bonne vieille méthode coercitive ».

— Cette époque semblait vraiment barbare. Drôles de lions, en effet !

— Effrayante, oui ! Et encore… nous ne savons certainement pas tout. Nous verrons bien ce que nous apprendront les prochains que nous réveillerons.

 

Boris Tzaprenko 06/08/2018

 
 

❉  ❉

 
 

Merci à :

Diwezha Picaud

Elen Brig Koridwen

Nathalie Fleuret

 
 

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